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Expliquer pour comprendre

L’image brouillée des sciences sociales : retour sur la polémique autour de Kamel Daoud

Kamel Daoud le 5 mai 2015. Thomas Samson/AFP

Alors même que l’on vient de leur reprocher d’être incapables de fournir une explication du terrorisme, voire de l’excuser, les sciences sociales se retrouvent au cœur d’une polémique, mais à front renversé. Ce ne sont plus ces disciplines, et plus particulièrement la sociologie, qui sont mises en accusation. Ce sont quelques spécialistes de ces mêmes disciplines qui dénoncent l’interprétation donnée par l’écrivain algérien Kamel Daoud (Le Monde, 31 janvier 2016) des agressions sexuelles commises pendant la nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne par des réfugiés venant de pays musulmans et suscitent un débat dans lequel s’affrontent adversaires et partisans de ce dernier. À un moment où leur expertise est plus que jamais nécessaire, l’image des sciences sociales s’en trouve brouillée. Comment s’y retrouver ?

Un bref rappel des faits n’est pas inutile. À propos de l’explication du terrorisme, les sociologues s’étaient fort peu exprimés et l’on leur avait hâtivement imputé une croyance au déterminisme social qui n’était pas la leur. Depuis la situation s’est clarifiée et des explications sociologiques, qui ne sont pas exclusives d’autres explications, ont trouvé leur place. Mais la seconde polémique risque d’ébranler cette reconnaissance. C’est la contestation de l’interprétation de Kamel Daoud qui voit dans la misère sexuelle des hommes et l’image dégradée de la femme que produit le monde musulman l’origine des agressions sexuelles qui a été ici le point de départ.

Cette libre opinion, qui n’engageait que son auteur, pouvait bien entendu être soumise à discussion d’autant que Kamel Daoud se référait à sa propre expérience, à sa vision d’écrivain et ne prétendait nullement se situer sur le registre scientifique. Il était donc tout à fait normal que l’on lui réponde en montrant que, d’un point de vue scientifique, la dimension culturelle qu’il privilégie n’est qu’un facteur parmi d’autres, que les agressions de Cologne s’expliquent autant par l’alcool, l’absence de contrôle social, la constitution de bandes… Si la critique avait pris cette forme, cette chronique n’aurait pas d’objet.

Mais ce n’est pas ce qu’on fait les auteurs de la pétition du 12 février 2016. Ils n’ont pas choisi de commenter et de resituer le texte, mais de dresser un véritable acte d’accusation qui met en cause non seulement les modes de raisonnement de son auteur (l’essentialisme qui fait exister comme réalité ce qui n’est que représentation, la psychologisation qui nie le poids des conditions économiques et sociales), mais aussi ses valeurs morales. L’évocation de la nécessité d’une évolution culturelle devient une forme de totalitarisme néocolonial et la référence au rôle de la religion dans le rapport aux femmes une islamophobie derrière laquelle se cacherait le racisme. On ne sera donc pas étonné que devant la brutalité et l’injustice de ces accusations, Kamel Daoud ait fait le choix, comme il l’a expliqué, d’en revenir à la littérature et qu’un mouvement de défense en sa faveur se soit constitué.

La crédibilité des sciences sociales entachée

Ne nous y trompons pas. Le résultat est désastreux. Une fois de plus, l’image des sciences sociales est brouillée, leur crédibilité entachée par un discours où se mêlent considérations scientifiques et idéologiques, qui repose sur la culture du soupçon et qui contribue paradoxalement à donner de la force ou au moins à publiciser les thèses qu’il veut combattre. Il y avait pourtant mieux à faire.

D’abord en rappelant, et en ce sens les auteurs de la tribune n’ont pas tort, que l’explication univoque des comportements par des caractéristiques culturelles (croyances, pratiques…) que l’on peut appeler le culturalisme, aussi évidente qu’elle soit du point de vue de l’expérience ordinaire, n’a pas de valeur scientifique, car la culture n’est qu’un des éléments d’un contexte face auquel un individu garde toujours une marge de liberté.

Ensuite en soulignant que, si en tant qu’acteurs sociaux pris dans un contexte culturel, nous avons nécessairement un rapport aux valeurs à travers lequel nous jugeons le monde qui nous entoure, l’exigence scientifique suppose qu’au moment de la recherche de l’explication nous le mettions à distance. En somme, il aurait suffi de montrer qu’il fallait lire l’analyse de Kamel Daoud comme le témoignage d’un écrivain engagé et non comme une analyse scientifique.

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