L’élégance et la polyvalence inégalées de la conception de la main humaine constituent sans doute une des manifestations les plus merveilleuses de l’évolution. Le miracle de la connexion main-cerveau, qui a probablement commencé à se développer il y a trois ou quatre millions d’années, est au cœur de ce que signifie être un humain, c’est-à-dire avoir évolué comme fabricant d’outils et utilisateur du langage.
Pourtant, l’écriture, un phénomène qui date de 5000 ans, est arrivée assez tard dans le développement de l’être humain. Elle nécessitait une capacité de représentation et la prise de conscience qu’un outil tenu avec la main peut servir à conserver des pensées et à les partager dans le temps et l’espace.
L’histoire d’Helen Keller, devenue sourde et aveugle des suites d’une fièvre lorsqu’elle était toute petite, est un émouvant témoignage de la capacité humaine à trouver un sens grâce aux mains et au langage.
Ann Sullivan, l’éducatrice qui est restée à ses côtés toute sa vie, a permis à Helen d’accéder au monde. C’est par un flux constant d’épellation digitale dans la main de sa jeune élève qu’Ann lui a offert la liberté.
Helen a écrit :
“Ce mot avait une vie, il faisait la lumière dans mon esprit qu’il libérait en l’emplissant de joie et d’espérance !”
L’apprentissage par les mains
Les mains lient intimement l’humain à la grande aventure de son existence terrestre. Les 2000 premiers jours de l’enfant sont remplis de péripéties, de découvertes, de connexions et d’apprentissage du monde, et tout cela, principalement par les mains. L’enfant établit alors des réseaux de circuits neuronaux dans les domaines cognitif, linguistique et moteur qui permettent le développement de la littératie.
Dans ces premiers moments de la vie, le langage, transmis essentiellement par les parents ou les personnes qui ont l’enfant à charge, est ce qui soutient ces processus. C’est grâce à des conversations de type va-et-vient, ou « action-réaction », que le langage se développe. Avec des adultes attentifs qui ont à cœur l’apprentissage pratique des enfants, ceux-ci grandissent et acquièrent les capacités dont ils auront besoin à l’école.
Aujourd’hui, au 21e siècle, nous vivons avec des appareils numériques qui accaparent l’attention des enfants et leur offrent d’autres possibilités d’apprendre. Mais le monde numérique peut attendre.
Il n’existe rien qui puisse remplacer le jeu physique, le langage, l’engagement des adultes et la connexion cruciale entre la main et le cerveau qui permet d’étayer tout ce qui est à venir.
Habiletés motrices et littératie
Saisir et manier un crayon pour créer du sens sur une page est beaucoup plus qu’une simple question d’habileté motrice. Cela demande la mobilisation d’une foule de ressources neuromotrices, cognitives et linguistiques qui permettent aux enfants de récupérer le vocabulaire qu’ils possèdent et de le faire apparaître sur la page. Pour les petits apprenants, l’agilité des doigts est la première habileté à acquérir.
Les habiletés motrices fines impliquent les petits groupes musculaires des mains, des doigts et des poignets qui sont nécessaires pour saisir et tenir. Ils servent entre autres à manipuler les crayons, les gommes à effacer, les ciseaux et les ustensiles. La précision et la coordination de ces petits muscles sont d’une grande importance dans la préparation à l’école.
Selon le Questionnaire des âges et des stades, un outil de dépistage pour détecter les capacités de développement des enfants, un jeune de cinq ans devrait pouvoir découper une ligne droite, copier des formes et dessiner une figure.
De nombreux enfants ne sont pas prêts
En Alberta, les données de 2009 à 2013 ont révélé que près du quart (24 pour cent) des enfants qui entrent à la maternelle ne satisfont pas aux critères de référence en matière de santé physique et de bien-être. Ces critères incluent les capacités motrices fines.
Ces résultats sont corroborés par les données pancanadiennes de 2019 : 27 pour cent des enfants de cinq ans ne satisfont pas aux exigences en ce qui concerne l’aptitude à commencer la maternelle. Les résultats sont de 36 % parmi les enfants élevés dans la pauvreté.
Les écoles recueillent ces données au moyen d’un outil de dépistage qui évalue le développement des enfants dans différents domaines : santé physique, compétences sociales, maturité affective, développement cognitif et langagier, habiletés de communication et connaissances générales.
Lorsque les élèves commencent lentement, ils n’arrivent pas toujours à rattraper leur retard. Les résultats d’une recherche que nous avons menée en Alberta auprès d’élèves de 2e année révèlent qu’un manque de maîtrise dans la formation des lettres freine la capacité des élèves à inscrire des mots sur une page. Une autre étude que nous avons menée auprès d’élèves de 3ᵉ année suggère également qu’il est possible de faire mieux.
De la main à la bouche
En 3e et 4e année, la transition vers le développement de la littératie scolaire et du vocabulaire est de plus en plus importante. Mais cela ne peut être mis en place que si l’enfant maîtrise l’écriture manuscrite et qu’il possède une bonne base de vocabulaire, nourrie en partie par la maîtrise de la motricité fine.
Le célèbre psychologue Jean Piaget a bien décrit comment le stade de développement sensoriel et moteur de l’enfant nécessite des « opérations concrètes ».Les enfants ont un besoin fondamental d’assimiler et d’apprendre leur monde par contact direct, principalement avec leurs mains, en temps réel. Cela permet d’apprendre à reconstruire le monde extérieur par des représentations internes et à le nommer par le langage.
Cet apprentissage se fait dans le cadre de « fenêtres d’opportunités » continues qui s’ouvrent et se ferment au fur et à mesure que les enfants sont prêts pour de nouvelles expériences. Les simulations visuelles sur écran ne remplacent pas l’expérience directe.
L’inné et l’acquis interagissent dans une écologie complexe. Le psychologue russe Lev Vygotsky a enseigné l’importance du contexte socioculturel dans lequel l’enfant se développe et apprend avec quelqu’un de plus expérimenté. Grâce à des encouragements et en parlant entre eux, les enfants maîtrisent des compétences lorsqu’ils doivent relever des défis qui leur permettent de passer à l’étape suivante.
Le développement du vocabulaire aide à prédire le succès d’un enfant en lecture. Ce n’est pas seulement la quantité de mots qui compte, mais aussi l’éventail des termes ainsi que la qualité des interactions.
Intérioriser les connaissances
Les 2 000 premiers jours de l’enfant sont précieux et les enseignants ne pourront les rattraper une fois perdus.
Pour que les enfants deviennent des penseurs critiques, des solutionneurs de problèmes et des utilisateurs du langage instruits et avertis, il est nécessaire qu’ils disposent d’un grand réservoir de connaissances intériorisées. Le plus grand indicateur de ce que les enfants vont apprendre plus tard, c’est ce qu’ils savent déjà. L’accès à Google ne compte pas.
Des compétences insuffisantes en littératie nuisent au potentiel de débouchés des individus et une économie du savoir compétitive, complexe et connectée au monde exige de bonnes habiletés en littératie. Les compétences essentielles que sont la lecture, l’écriture, la communication, le filtrage et l’analyse de l’information sont de plus en plus importantes dans notre monde complexe.
Tout cela commence avec des doigts agiles.
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