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Mozambique : des gisements gaziers à l’insurrection islamiste

Pour contrer l'arrivée des insurgés islamistes, des camps de réfugiés ont été créés dans le district de Chuire (nord-est du Mozambique). Ces femmes, qui sont parties chercher de l'eau, y résident. Alfredo Zuniga/AFP

Le 24 avril dernier, la prise de la ville de Palma par les rebelles islamistes a contraint Total à stopper son plus grand projet et a propulsé le Mozambique au premier plan de l’actualité internationale. Comment expliquer la progression fulgurante de cette insurrection et la déconfiture concomitante des forces de sécurité du pays ? Cette trajectoire récente ne peut en réalité se comprendre qu’à la lumière de la découverte de gisements gaziers en 2013.

Cette « bonne fortune » a plongé le Mozambique dans la malédiction des ressources naturelles de manière prématurée et exacerbé les frustrations. Aujourd’hui, ignorer cette réalité conduirait à se méprendre gravement sur la nature de l’insurrection islamiste qui secoue le Nord mozambicain.

La success story des bailleurs

Pendant vingt ans, le Mozambique a été une success story, encensée par la communauté des bailleurs, qui a mal tourné sans que ces derniers aient été capables de prévoir ce revirement de fortune.

Après une longue guerre civile entre le Frelimo et la Renamo, le Mozambique est sorti de la violence grâce à une paix négociée en 1992 qui a abouti à un régime stable et une période de croissance économique soutenue. Le taux de croissance du PIB a été de 7,2 % de 2000 à 2016 et le taux de pauvreté est passé de 60,3 % en 2000 à 48,4 % en 2015. Le Mozambique a reçu des montants importants d’aide internationale depuis la fin de la guerre civile, qui représentaient plus de la moitié du budget jusqu’en 2009 et faisaient encore de lui le huitième pays d’Afrique le plus aidé en 2015. Les indicateurs de santé et la scolarisation s’y sont améliorés.

Mais ces progrès reposaient sur des bases malsaines. D’une part, les élections étaient certes organisées régulièrement mais elles étaient tout aussi régulièrement gagnées par le même parti, le Frelimo, qui est au pouvoir depuis l’indépendance en… 1975. Après la guerre, ce mouvement a fait sans état d’âme sa mutation du communisme au capitalisme politique. Le parti contrôle l’État et l’économie, l’élite politique étant devenue une oligarchie économique à la faveur des privatisations : de 1989 à 1998, 800 des 1 250 entreprises publiques ont été privatisées.

D’autre part, la croissance n’a pas été assez inclusive et les inégalités sociales et territoriales se sont accrues, avec un coefficient de Gini passé de 0,47 en 2008 à 0,56 en 2014. Le clivage entre un Sud prospère, siège de la capitale Maputo, et un Nord et un Centre ruraux, pauvres et peuplés, s’est creusé.

Par ailleurs, la croissance a été en grande partie tirée par le secteur extractif et les grands projets d’infrastructures y afférant. L’exploitation minière d’abord puisque le Mozambique est le second producteur de charbon en Afrique. Mais aussi l’exploitation forestière, le pays étant le cinquième fournisseur africain de bois à la Chine. En une décennie, ce pays ravagé par la guerre civile s’est transformé en un nouvel État rentier dans lequel ont investi beaucoup de pays émergents (Inde, Chine, Brésil, etc.).

Une euphorie gazière de courte durée

Entre 2010 et 2013, les explorations off-shore ont conduit à la découverte d’immenses gisements de gaz sur la côte nord du Mozambique. Ces énormes découvertes, évaluées à 160 trillions de pieds cubes, furent saluées comme la promesse de transformer le huitième pays le plus pauvre d’Afrique (en termes de PIB par habitant) en un futur grand producteur de gaz naturel liquéfié… un nouveau Qatar.

La plupart des grandes compagnies occidentales et asiatiques défilèrent alors à Maputo et firent miroiter à l’élite au pouvoir des investissements colossaux : une centaine de milliards de dollars en 20 ans pour développer le potentiel gazier. Cette euphorie gazière a créé l’illusion d’une richesse instantanée et a propagé la vision du Mozambique comme le nouvel eldorado du XXIe siècle. D’État rentier, le Mozambique était voué à devenir un État super-rentier, courtisé par toutes les majors et leurs gouvernements.

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Cette euphorie a gagné tout le monde, y compris les bailleurs qui s’y sont laissés prendre d’autant plus facilement que le Mozambique faisait figure de bon élève en termes de gestion macroéconomique et de privatisations. Ainsi, le FMI organisa la conférence Africa Rising à Maputo les 29 et 30 mai 2014 et, au début de l’année 2016, le FMI et la Banque mondiale chantaient les louanges de la gestion des autorités locales et encourageaient les bailleurs à leur fournir de l’aide budgétaire.

Quelques mois plus tard, à la lecture du Wall Street Journal, ils découvraient le scandale politico-financier des prêts cachés évalués d’abord à 1 puis à 2 milliards (soit 13 % du PIB du pays en 2016). Après avoir salué « de longues années de renforcement des institutions et de bonne gestion économique » au Mozambique, la directrice du FMI, Christine Lagarde, accusait alors le gouvernement de corruption.

Les dérives d’une oligarchie politico-économique

Pourtant des signes précurseurs étaient apparus bien avant 2016. Le budget de l’État mozambicain n’était pas participatif, était peu transparent et très modérément contrôlé depuis 2012. En 2019, le Mozambique occupait la 64e place sur 117 dans le classement de la transparence budgétaire. Les dirigeants du Frelimo se sont mués en une véritable oligarchie politico-économique. Non contents de contrôler sans partage les ressources de l’État grâce à l’absence d’opposition, ils ont aussi pris le contrôle de pans entiers de l’économie licite et illicite – le clan du président Guebuza s’imposant dans le transport, entre autres.

Le coût de la corruption entre 2002 et 2014 s’élevait à 4,9 milliards, représentant 30 % du PIB du pays sur la même période, et le Mozambique occupe aujourd’hui une place centrale dans le trafic d’héroïne d’Asie en Afrique australe.

Mais surtout, le vieil ennemi endormi depuis l’accord de paix en 1992, la Renamo, est sorti de sa torpeur. À partir de 2013, sur fond de revendication d’accès au pouvoir provincial, elle a lancé des attaques ponctuelles dans ses anciens fiefs du Nord et du Centre. Il s’agissait moins de déclencher une nouvelle guerre civile que de rappeler son pouvoir de nuisance au Frelimo dans des zones où venaient d’être découvertes des réserves de gaz.

Après plusieurs cessez-le-feu et le décès du leader historique de la Renamo en 2018 (Afonso Dhlakama), un compromis discret fut négocié et officialisé par un accord de paix signé en août 2019. Le régime a apaisé la Renamo en s’engageant à lui ouvrir les portes des services de sécurité et du pouvoir local et aussi probablement en récompensant discrètement certains de ses leaders. La formation d’une oligarchie politico-économique, l’opacité budgétaire grandissante et la résurgence du conflit avec la Renamo furent alors considérées comme des indices négligeables, uniquement mis en avant par les esprits chagrins de la société civile nationale et internationale. Or tous ces développements étaient déjà les signes avant-coureurs d’une malédiction des ressources prématurée.

Des réglementations et outils anticorruption inefficaces

Le scandale des dettes cachées, qui a éclaté en 2016, a été l’autre effet collatéral. Orchestré entre des compagnies publiques mozambicaines principalement détenues par les services de renseignement mozambicains, des banques étrangères et une société basée au Liban, ce montage financier, qui avait été caché au Parlement et aux bailleurs et dont les détails sont maintenant bien connus, a jeté une lumière crue sur la corruption du régime.

Au niveau mozambicain, ce scandale impliquait le président Guebuza, les ministres de la Défense et des Finances et des responsables des services de renseignement. Les réglementations et outils anticorruption mis en place à l’instigation des bailleurs démontraient leur inutilité de manière flagrante dans un régime de parti-État sans véritables contre-pouvoirs.

Ce scandale des dettes cachées a ouvert la boîte de Pandore. À partir de 2017, les scandales de corruption gouvernementale se sont succédé à un rythme soutenu : détournements du Fonds de développement agricole, utilisation des fonds de la Sécurité sociale pour acheter des avions, etc. Comme au même moment une autre crise de corruption éclatait au Brésil, des firmes brésiliennes actives au Mozambique contribuèrent aussi à la chronique des scandales locaux.

Dans le cadre de l’affaire des prêts cachés, le ministre des Finances mozambicain, Manuel Chang, a été arrêté en Afrique du Sud en 2018, où il est toujours détenu. Les autorités de Pretoria hésitent entre leur voisin mozambicain et la justice américaine qui demande son extradition.

La malédiction des ressources naturelles prématurée

L’impact financier du scandale fut immédiat. Endettement vertigineux, dépréciation brutale de la monnaie locale, suspension du programme du FMI, retrait des aides budgétaires, crise de confiance des bailleurs, enquête internationale : le bon élève se révélait être un tricheur professionnel. Alors qu’il avait bénéficié du mécanisme multilatéral d’annulation de dettes en 2002, le Mozambique était endetté à hauteur de 109 % de son PIB en 2017 ! La moitié de sa dette était contractée auprès de banques commerciales à des taux d’intérêt élevés et pour des investissements à l’utilité très douteuse.

La succession des scandales révélait qu’à l’instar d’une bulle spéculative sur le marché financier, une bulle de corruption s’était constituée dans le régime de Maputo à partir des découvertes de gaz. Cette bulle de corruption révélait l’inconséquence de la supervision du FMI. Celui-ci avait ignoré que le Mozambique était devenu en peu d’années un cas classique de pre-resource curse. Le gouvernement avait surendetté le pays avant de percevoir les premiers revenus de l’exploitation gazière, les prévisions de recettes étaient excessives, la corruption explosait et la future manne gazière provoquait déjà des tensions.

Le recours à la Chine

Le scandale de 2016, le remplacement du président Guebuza par Filipe Nyusi en 2015 et la pression des bailleurs auraient dû modifier le cours de l’histoire mais, au lieu d’assainir un peu les écuries d’Augias, le régime a préféré la fuite en avant. Si des arrestations ont été faites au Mozambique dans le cadre de l’enquête sur le scandale des prêts cachés, le gouvernement ne semble guère pressé de faire toute la lumière sur cette affaire. Les négociations avec le FMI sont au point mort.

D’après l’évaluation de la qualité de la gouvernance des ressources naturelles par le Natural Resource Governance Institute, les faiblesses du Mozambique restent sa gestion budgétaire des revenus du secteur extractif et l’écart constant entre la réglementation et son application. Mis à l’index par les bailleurs et les grandes banques, le gouvernement de Maputo s’est alors tourné vers la Chine pour financer ses projets d’infrastructures. Très modeste en 2010, avec 45 millions de dollars, la dette chinoise atteint aujourd’hui 2 milliards de dollars, soit 20 % de la dette extérieure totale.

Cette croissance très rapide, qui avait débuté avant le scandale de 2016, s’est accélérée depuis. L’absence de transparence des prêts chinois et des informations contradictoires nourrissent le soupçon de nouvelles dettes cachées pour un pays déjà surendetté. Par ailleurs, le régime ne fait que des concessions rhétoriques à la lutte contre la corruption. Dans le classement de Transparency International, entre 2012 et 2020, le Mozambique a perdu six places : il est 149e sur 180 pays en 2020.

Les origines de la menace islamiste

C’est dans ce contexte que la menace islamiste a émergé en 2017 dans la province frontalière du Cabo Delgado avec le mouvement Al-Shabab (« les jeunes »). Comme la Renamo, l’émergence de cette menace est aussi une réaction à l’euphorie gazière et confère au Cabo Delgado un air de delta du Niger. Deux problèmes sont à l’origine de cette insurrection :

  • un problème régional : l’extension le long de la côte orientale de l’Afrique à majorité musulmane de réseaux islamistes qui, sous pression au Kenya et en Tanzanie, se sont en partie délocalisés au nord du Mozambique où les autorités n’étaient pas sensibilisées à la problématique islamiste ;

  • un problème national : la confiscation préorganisée par le pouvoir du Sud de la future manne gazière localisée au Nord, fief historique de l’opposition concentrant la majorité de la population et surtout de la population pauvre : 52 % des Mozambicains vivent dans les quatre provinces du Nord et le taux de pauvreté y est de 68 % contre 19 % dans les provinces du Sud.

Affiliés à l’État islamique, les militants de Al-Shabab ont déjà fait, depuis 2017, au moins 2 780 morts et plus de 700 000 déplacés et visent les ports du Cabo Delgado qui sont stratégiques pour la future exploitation gazière. Leur extrémisme religieux trahit une idéologie radicalement anti-État qui prône la création d’un nouvel ordre basé sur une certaine vision de l’islam et donc moins corrompu et plus égalitaire. Ils sont une version radicale et adaptée au nouveau contexte international de la Renamo dont ils partagent l’origine (le Nord mozambicain) et la haine du pouvoir en place.

Reportage de France 24 sur les jihadistes qui terrorisent le nord du Mozambique.

Mais à l’inverse de la vieille Renamo, ils ne sont ouverts ni à la négociation ni à la cooptation. Par ailleurs, leur expansion rapide qui compromet maintenant les investissements gaziers s’explique en grande partie par les problèmes structurels des forces de sécurité mozambicaines. À l’instar du gouvernement, leur commandement a sombré dans l’affairisme, la corruption gangrène l’armée et la police. Comble de malchance, à peine nommé le 14 janvier, le chef d’état-major, Eugénio Mussa, est mort le 8 février.

Maputo sous la pression des investisseurs et de ses voisins

Incapable de contenir la menace, le gouvernement s’est tourné vers des sociétés de sécurité privées de mercenariat et a coupé l’accès des journalistes et des ONG à la région pour limiter les informations sur l’aggravation de la situation. Or, avec la prise de Palma et la suspension des activités de Total, il est impossible de masquer l’échec de la stratégie sécuritaire actuelle et l’entrée en production prévue en 2024 s’éloigne inexorablement.

Une nouvelle solution sécuritaire devant être inventée pour sauver l’eldorado gazier, les pays voisins et les investisseurs (l’américain ExxonMobil, l’italien ENI, le français Total, le chinois CNPC et leurs partenaires d’affaires) pressent maintenant un gouvernement mozambicain jaloux de sa souveraineté d’internationaliser la lutte en impliquant la SADC et l’UE. Mais cette option, qui conduirait à des regards indiscrets sur la gestion gouvernementale du problème, est peu appréciée dans les cercles dirigeants mozambicains.

Leçons mozambicaines

Au moment où le président mozambicain est attendu à Paris, le 18 mai, pour un sommet consacré au financement des économies africaines, le bilan de la dernière décennie au Mozambique est porteur de quelques enseignements précieux qui ne se limitent pas à ce pays.

Le modèle de développement par le secteur extractif est un modèle d’effondrement pour les pays pauvres à faible gouvernance. Les créations d’emplois sont insignifiantes, l’économie ne se diversifie pas, l’effet d’industrialisation est minime. La majorité de la population continue de vivoter dans l’agriculture de subsistance, tout en regardant l’élite s’enrichir – recette parfaite pour une révolte armée. Le Mozambique a la particularité de connaître déjà ce scénario avant même le début de l’exploitation du gaz. Il n’a tout simplement pas la gouvernance nécessaire pour éviter la pre-resource curse.

Alors que la crise de corruption est au centre de ce qui se passe au Mozambique depuis 2013, les investisseurs et les gouvernements concernés préfèrent se concentrer sur les effets (le péril djihadiste) plutôt que sur les causes. Cette menace est aujourd’hui réelle, mais il ne faut pas se tromper dans son interprétation : si la forme de la révolte (le djihadisme) est une importation étrangère, le fond de cette révolte est mozambicain. En Afrique, le djihadisme du XXIe siècle ressemble beaucoup au marxisme-léninisme tropicalisé des années 1970 : il est le nom moderne et international de luttes dont l’origine est ancienne et locale.

Enfin, l’extrême complaisance des bailleurs face aux dérives financières de l’establishment mozambicain montre que la corruption ne devient un vrai problème que lorsqu’elle met en péril le remboursement de la dette. Aujourd’hui, le rêve de voir émerger le nouveau « Qatar de l’Afrique » est progressivement en train de se transformer en cauchemar et la première guerre du gaz se profile à l’horizon.


Article publié en partenariat avec Ideas4Development, un blog animé par l’Agence française de développement.

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