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« Nation guerrière » ou « gardien de la paix », les dilemmes du Canada

Deux soldats canadiens participent à un exercice de l'OTAN en Ukraine, en 2011. U.S. Army Europe/Flickr

Partenaire du Forum « Guerre et politique », organisé à Paris le mois dernier par l’Université d’Auvergne et l’EHESS, The Conversation France publie toute cette semaine une série de textes issus de ces travaux qui mettent en perspective les nouveaux visages de la guerre.


Depuis son élection, en 2015, Justin Trudeau cherche à ramener le Canada à son identité traditionnelle de gardien de la paix après une décennie de règne conservateur. Dans les débats de politique étrangère, ce sont deux mythes qui s’affrontent aujourd’hui : « l’architecte de la paix équitable et résolu » contre la « nation guerrière ». La nation canadienne s’est construite dans la guerre et dans la mémoire de ses guerres, et son sens est sujet à d’âpres débats. Les interventions militaires canadiennes d’hier et d’aujourd’hui, aux quatre coins du globe, sont autant de champs de bataille d’une lutte pour la définition de ce qu’est le Canada.

Un pays « citoyen du monde »

Des perceptions contradictoires de la guerre sont au cœur du processus de reconstruction perpétuelle du nationalisme canadien. De cette reconstruction dépendent le rôle du Canada dans le monde et le choix d’intervenir dans des conflits militaires.

Durant neuf années, le gouvernement conservateur de Stephen Harper, premier ministre de 2006 à 2015, s’est efforcé de faire du Canada une « nation guerrière », faite d’héroïsme militaire manifesté, tout au long du XXe siècle, dans le soutien à ses alliés (britanniques, puis américains) et dans la défense de la liberté. Les conservateurs voient certes le Canada comme une nation nord-américaine, mais il s’agit surtout chez eux de raviver le sens de la nation canadienne en tant que communauté politique particulière. La tradition libérale, elle, définit le Canada comme un membre de la communauté internationale et, plus encore, comme une figure de l’universel, un héraut du dépassement de l’État-nation.

Depuis sa victoire électorale d’octobre 2015, Justin Trudeau, le premier ministre canadien, cherche à rebrousser le chemin parcouru par son prédécesseur, Stephen Harper, dans la redéfinition du nationalisme canadien. S’inscrivant dans la plus grande tradition du Parti libéral, Trudeau réaffirme ainsi une vision de l’identité internationale du Canada qui fait de ce pays un « architecte de la paix équitable et résolu ». Désireux de s’afficher dans le rôle de gardien de la paix et de médiateur, le Canada des libéraux a été décrit comme un « citoyen du monde », voire une nation « post-moderne » se souciant davantage de la paix mondiale que de sa souveraineté nationale.

Le révélateur irakien

Cette opposition idéologique entre libéraux et conservateurs s’est traduite dans des postures contradictoires dans les conflits internationaux des dernières années. En 2003, Jean Chrétien, premier ministre libéral, refusa de soutenir l’intervention américaine contre le régime de Saddam Hussein, citant le devoir canadien de défendre le multilatéralisme onusien. Stephen Harper, alors leader de l’opposition, critiqua ce choix : « son » Canada se devait d’aider ses alliés contre le terrorisme.

Surtout, il attaqua le « relativisme moral » des libéraux, incapables de distinguer le « Bien » du « Mal » : c’est la première expression du néoconservatisme typiquement canadien qui guidera Harper lors de ses années au pouvoir, s’illustrant notamment dans la participation canadienne aux bombardements menés par la coalition contre l’État islamique en novembre 2014.

De retour au pouvoir, les libéraux y mirent un terme en 2016, optant pour des missions d’entraînement et d’aide humanitaire, qui selon eux correspondraient davantage à l’identité canadienne.

Deux visions de l’Histoire

Deux visions de l’histoire et de l’identité canadiennes s’affrontent donc. Les conservateurs ont investi temps et argent dans la promotion de leur version de l’histoire canadienne, notamment lors du bicentenaire de la guerre de 1812, qu’ils ont transformé en célébration de l’unité et des vertus martiales canadiennes – entre communautés francophones, anglophones et amérindiennes – dans un combat pour la souveraineté nationale. Ce nouveau mythe de la naissance militaire du Canada devait renverser le nationalisme libéral, une conception de l’identité canadienne qui avait elle-même trouvé sa première expression dans la création d’un mythe de 1812, cette fois-ci pour le centenaire de cette guerre.

« Côte à côte, Service féminin de l’Armée canadienne. » Une affiche datant de 1944. Library and Archives Canada/Flickr, CC BY

Entre 1911 et 1914, une organisation menée par William Lyon Mackenzie King, futur Premier ministre et fondateur du libéralisme canadien moderne, entreprit de réécrire l’histoire de la guerre de 1812, non pas comme un conflit entre Américains et Britanniques (dont les Canadiens), mais comme le début d’un centenaire de paix entre peuples partageant une identité commune. Selon King, cette paix était le fait de l’application de la Raison aux relations internationales, par le biais des méthodes de l’arbitrage.

Sa commémoration servirait d’exemple aux peuples du monde : il était possible de préserver la paix, au-delà des diversités et au-dessus des frontières nationales, par l’institutionnalisation du droit international. Dans l’esprit de King et des libéraux de l’époque, le Canada lui-même était un exemple de paix dans la diversité, car il unissait deux populations – l’une anglaise et l’autre française – en un même État-nation.

Un rôle de médiateur

Quatre décennies plus tard, un héritier de King, le futur Premier ministre libéral Lester B. Pearson, donnerait à l’internationalisme libéral son plus puissant symbole en contribuant à créer les Casques bleus de l’ONU. En 1956, Pearson désirait avant tout à préserver l’Alliance atlantique, essentielle au combat contre le communisme, et mise à mal par la crise de Suez, mais il cherchait aussi à renforcer l’autorité de l’ONU en affirmant « l’intérêt international » au-dessus des intérêts nationaux en jeu.

Lester B. Pearson, premier ministre du Canada et Prix Nobel de la paix en 1957.

L’action de Pearson (et le mythe qui en découla) participait d’un fort courant « antinationaliste » typique du libéralisme canadien : la paix entre les peuples exigeait, à tout le moins, de dépasser les divisions nationales. Le prix Nobel de la paix que Pearson reçut en 1957 fixa le sens de son action pour des générations de Canadiens : ils adoptèrent le mythe d’une intervention impartiale, visant à contrer une agression impérialiste.

Désormais, les Canadiens lieraient leur identité à ce rôle de médiateur, se distinguant ainsi des États-Unis et de leur image militariste. Le mythe du gardien de la paix maintient, jusqu’à ce jour, son emprise sur la psyché canadienne, comme en témoigne le discours des libéraux de Justin Trudeau.

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