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Non, vous n’avez pas la maladie de Lyme !

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Vous êtes fatigué, vous avez mal partout, vous avez des vertiges, du mal à vous concentrer… Vous avez vu un médecin qui vous a examiné, vous a peut-être prescrit un bilan biologique, et vous a dit que vous n’aviez « rien », ou en tout cas « rien de grave », que vous aviez sans doute rencontré un virus qu’il serait vain d’identifier, et que le stress contribuait peut-être au problème. Mais ça n’est pas passé. Vous avez parlé de vos symptômes autour de vous et la suspicion est née : ne serait-ce pas la maladie de Lyme ? D’après les forums Internet, tous vos symptômes semblent « coller ».

Votre sérologie s’avère positive pour la maladie de Lyme ? Alors peut-être allez-vous subir des investigations plus ou moins pénibles, comme une ponction lombaire pour rechercher dans le liquide céphalo-rachidien des preuves de l’infection. Et finalement on vous dira probablement que non, vous n’avez pas la maladie de Lyme : vous avez sans doute rencontré le microbe à l’occasion d’une promenade en forêt, mais votre corps s’en est débarrassé. Même s’il en conserve des traces, comme souvent après une infection. Cela vous aura peut-être rassuré. Ou pas : comment expliquer, alors, ces symptômes qui persistent ?

Votre sérologie est négative pour Lyme ? Trop tard, le doute s’est installé. Et si les tests n’étaient pas fiables ? Un prix Nobel l’a dit, d’ailleurs. Vous multipliez les consultations. Vous passez de médecins sceptiques, qui paraissent ne pas prendre la mesure de vos symptômes, à d’autres praticiens, qui font tester à vos frais votre sérum dans un laboratoire « spécialisé » et veulent vous prescrire des mois d’antibiotiques. Les Anglo-saxons ont forgé une expression pour les désigner : les « Lyme doctors ».

À ce stade, vous êtes définitivement malade : malade de vos symptômes, malade de l’incertitude sur leur cause, malade de l’impossibilité d’être rassuré et soulagé, et malade de n’être pas reconnu comme aussi malade que vous vous sentez. Ces douleurs, cette fatigue, vous n’avez pas inventés ! Vous ne pouvez pas vous laisser dire que c’est « dans la tête ». Et ça ne l’est probablement pas. En tous cas, pas seulement.

Les symptômes qui résistent à toute explication ne sont pas rares

Dans un monde où les connaissances biologiques s’accroissent chaque jour, il est difficile d’admettre que des symptômes physiques restent inexpliqués. C’est pourtant une réalité : près du tiers des symptômes présentés aux médecins ne reçoivent pas d’explication purement « médicale ». Et les progrès de la biomédecine n’ont pas fait diminuer cette proportion.

Ces symptômes, décrits dans la littérature spécialisée anglo-saxonne comme « médicalement inexpliqués » sont plus justement qualifiés de « fonctionnels » : aucune lésion organique n’est identifiable, mais le fonctionnement des organes et/ou du système nerveux est altéré. Ils peuvent être persistants et entraîner détresse, invalidité, et incompréhension des proches.

Dans certains cas, des symptômes fonctionnels peuvent être regroupés en ensembles plus ou moins reproductibles qu’on nomme « syndromes somatiques fonctionnels ». C’est par exemple le cas de la fibromyalgie, un syndrome somatique fonctionnel caractérisé par des douleurs diffuses et chroniques de l’appareil locomoteur, un sommeil altéré, une fatigue anormale, des troubles cognitifs (concentration et mémoire). Loin d’être une maladie rare, ce syndrome touche de 2 à 5 % de la population.

Les symptômes somatiques fonctionnels persistants et invalidants, souvent accompagnés de détresse psychique, sont aussi parfois classés parmi les troubles psychiques dits « somatoformes ». Des troubles dont les anciennes dénominations sonnent de nos jours comme autant d’insultes : hystérie, neurasthénie, hypocondrie…

Mais ces symptômes résistent en fait à toute explication univoque. Ils ne sont ni uniquement physiques, ni uniquement psychiques. Pour les appréhender, les médecins cliniciens et les chercheurs doivent les considérer dans toute leur complexité.

Distinguer prédisposition et facteurs déclencheurs

Il s’agit de distinguer les facteurs qui favorisent ces symptômes de ceux qui les déclenchent, et surtout de ceux qui les entretiennent. Dans le premier cas, il peut s’agir d’une vulnérabilité génétique, ou d’une histoire de vie. Les traumatismes physiques, psychiques ou sexuels subis pendant l’enfance sont en effet un facteur favorisant majeur des troubles fonctionnels, et en particulier de la douleur chronique.

Les facteurs déclencheurs, quant à eux, sont divers. Certains syndromes somatiques fonctionnels peuvent se développer suite à une infection, comme cela a été montré pour le syndrome de l’intestin irritable (qui se traduit par des troubles du transit intestinal et des douleurs abdominales sans anomalies des investigations gastroentérologiques) et le syndrome de fatigue chronique (caractérisé par une fatigue extrême et une intolérance à l’effort, associés à de multiples symptômes douloureux et à un dysfonctionnement cognitif). Les traumatismes physiques ou psychiques peuvent aussi être déclencheurs.

Une fois que les symptômes sont présents, divers mécanismes peuvent contribuer à les pérenniser. Douleur et fatigue amènent certains patients à limiter leur activité physique, voire à rester alités de façon prolongée… Cela entraîne un déconditionnement musculaire et cardio-respiratoire, qui se traduit principalement par une fatigabilité accrue. Un cercle vicieux se met alors en place, d’autant plus facilement que les troubles du sommeil fréquemment associés peuvent aussi aggraver la fatigue.

Les phénomènes neuronaux de « sensibilisation » à la douleur, bien documentés par l’imagerie cérébrale fonctionnelle, sont un mécanisme biologique majeur de renforcement de la douleur, dès lors qu’elle est chronique, quelle que soit son origine initiale.

Enfin, des réactions et attitudes psychologiques comme la focalisation involontaire sur les sensations corporelles, l’anxiété entretenue par les incertitudes diagnostiques, et la démoralisation renforcée par les relations problématiques avec le système de soin jouent à leur tour un rôle de renforcement.

Pour lutter contre ces cercles vicieux qui aggravent et pérennisent les troubles fonctionnels, les thérapies comportementales et cognitives et les traitements par reconditionnement à l’exercice sont les approches les plus efficaces.

Un contexte social favorisant

La problématique de ces patients est amplifiée par le contexte social. Notre société est devenue « hypocondriaque » : l’anxiété centrée sur la santé (health anxiety), qui toucherait 20 % des consultants, a été récemment qualifiée d’« épidémie silencieuse ». Les patients concernés ne peuvent cesser de s’inquiéter à propos de leur santé, et ne trouvent aucun réconfort dans les tentatives de réassurance des médecins.

Notre société est aussi une « société des victimes », qui propose à certaines personnes de n’exister qu’en protestant contre ceux qui refuseraient de les reconnaître comme de « vrais » malades. Mais se contenter de les pointer du doigt, c’est oublier qu’il est plus difficile de guérir si l’on doit avant tout prouver que l’on est malade.

Comme l’ont montré de nombreux travaux sociologiques, les sujets souffrant de troubles fonctionnels qui peinent à obtenir une légitimation de leur statut de malade par l’institution médicale vivent en effet très douloureusement cette situation. Les relations insatisfaisantes, voire conflictuelles, qui se développent entre ces personnes et le système de soins créent chez eux une détresse supplémentaire qui contribue à aggraver les symptômes.

« Lyme doctors » et construction sociale des maladies

Certains médecins attribuent, sur des bases cliniques et biologiques discutables et au mieux fragiles, les symptômes de patients souffrant de troubles fonctionnels à une forme dite « chronique » de la maladie de Lyme. Ce faisant, ces « Lyme doctors » offrent une illusion d’explication et de légitimité pour leurs symptômes à des malades désespérés, qui déclarent s’être enfin sentis « écoutés ». S’appuyant sur des positions infondées, ces praticiens vont souvent jusqu’à adhérer à la « théorie du complot » d’une menace microbienne cachée par l’establishment médical, relayée par des associations militantes et certains médias.

Attiser ainsi les passions en promouvant des explications simplistes pour des symptômes non spécifiques dénote une grande méconnaissance de la clinique. Cela indique aussi une profonde ignorance des facteurs socioculturels à l’œuvre dans l’invention, la promotion et l’adoption par la société de diagnostics douteux voire fallacieux.

En effet, les maladies ne sont pas uniquement des catégories de la nature. Elles sont aussi « socialement construites », en ce sens que leurs définitions, leurs noms, leurs mécanismes physiopathologiques, sinon leurs causes et leurs traitements, se stabilisent dans un moment historique où elles peuvent faire sens, à la fois pour la science et pour la société.

Non seulement les « Lyme doctors » discréditent-ils la cause des patients qu’ils prétendent défendre, mais ils créent rancœurs et faux espoirs, favorisent la chronicisation des symptômes, se font les avocats de traitements non dénués de risque, et rendent plus difficile le travail des professionnels de santé attentifs à la complexité « bio-psycho-sociale » des maladies. Ces professionnels, plus nombreux mais beaucoup moins audibles, aimeraient pouvoir dire à leurs patients : « non, vous n’avez pas la maladie de Lyme… mais je peux quand même essayer de vous aider. »

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