Menu Close
Les informations qu’on dit personnelles sont en fait interpersonnelles. Elles supportent nos relations aux autres, les organisent et les révèlent. Gerd Altman/Pixabay

« Nos » informations personnelles ne parlent pas de nous, mais de nos relations aux autres

Vivre dans un monde numérisé, c’est sans cesse nous faire rappeler que quelqu’un détient un compte, dossier ou profil à notre sujet. C’est nous faire demander de nous identifier afin qu’on puisse nous relier à ces informations. C’est produire nos propres communications numériques.

Autant d’informations, de données ou de renseignements qualifiés de nominatifs ou de personnels. Si les termes varient selon les lois et organisations, tous affirment que ces informations seraient nôtres, car « propres à un individu » : nous-même ici.

Or ces définitions correspondent-elles à la réalité observable ? Non. Pas vraiment.

Toutes ces informations qu’on dit personnelles sont interpersonnelles en fait. Ces informations supportent nos relations aux autres. Elles les organisent. Les révèlent.

Produits de relations

Prenons le dossier médical que notre médecin détient à notre nom. Son contenu ne décrit-il pas surtout ses actes médicaux ? Sa sélection de bribes jugées pertinentes de nos récits, réponses ainsi qu’histoires personnelle et familiale. Ses examens et ses observations. Ses tests commandés et leurs résultats. Ses diagnostics. Ses recommandations, médicaments et traitements prescrits.

Ce dossier médical est le produit de la relation de notre médecin avec nous.

Notre dossier médical est le registre des informations que notre médecin a produites, commandées et obtenues au cours de sa relation avec nous. Ces informations parlent donc autant, sinon plus de son travail que de nous. Shutterstock

Pareil pour les bulletins de notes et dossiers d'élève que l'école produit. Leur contenu ne décrit-il pas le travail des pédagogues ? Les fruits de leurs enseignements et leur création de tests, examens et travaux. Leur appréciation des résultats, puis traduction en notes. Leurs observations, évaluations et jugements qualitatifs.

C'est précisément parce que ces informations résultent de ce travail qu'une direction d'école peut les utiliser pour évaluer les membres de son équipe-école. Entre autres, pour identifier leurs besoins administratifs, pédagogiques et de formation.

La compilation des notes permet de mesurer les performances de chaque école. Aussi à classer les écoles et systèmes scolaires dans des palmarès nationaux et internationaux.

Cependant, peut-on dans ces classements distinguer les performances des corps enseignants de celles des élèves ou directions ? Difficilement sans données supplémentaires. Car les notes à leur source sont des produits des relations entre élèves, pédagogues, directions et parents. Supportant leurs interactions, ces notes — donc ces classements — parlent simultanément des uns et des autres.

Bref, « nos » informations personnelles ne sont pas propres à l'individu que nous sommes. Elles sont propres à nos relations. Elles parlent donc de toutes les personnes engagées dans celles-ci.

Les modèles de données employés en informatique explicitent, entre autres, qui sont les personnes entretenant quelles relations à travers quels éléments d’information. Ici, schéma simplifié de quelques-unes des relations que notre dossier patient peut supporter. Illustration: Pierrot Péladeau. Arrière-plan: vue partielle du modèle de données du dossier médical OpenMRS.

Produits pour objectifs

Ces informations paraissent d'autant moins propres à un individu lorsqu'on perçoit les objectifs qu'elles servent.

Ainsi, le bulletin ne brosse plus le portrait fidèle de l'élève lorsque l'école y inscrit la note de passage plutôt que le résultat obtenu. Par exemple, 60 % au lieu de 57 % afin d'éviter une mention d'échec nuisible. Pour l'élève ou l'école.

De même, plusieurs parmi nous ont déjà entendu leur médecin dire son diagnostic, mais proposer d'en inscrire un quelque peu différent. Ce diagnostic parallèle correspondrait aussi aux symptômes. Mais son inscription au dossier ou certificat médical nous faciliterait l'obtention d'un congé, allocation, médicament ou traitement, ou leur couverture par une assurance. Ou nous éviterait un obstacle à l'obtention d'un emploi, assurance ou financement.

Notre fréquentation des médias sociaux ou plateformes commerciales nous offre une expérience fréquente de ces décalages entre « nos » informations et notre réalité individuelle. Ces sites produisent des propositions personnalisées ou un profil de « nos » intérêts. Souvent leur contenu étonne. Parfois au point de croire à une erreur sur la personne. Car l'objectif de ces listes est moins de nous décrire que de nous faire passer plus de temps, recevoir plus de publicités, dépenser plus d'argent.

Autre époque, nouvelles réalités

Les exemples précédents relèvent de relations bilatérales supportées par des informations entre un individu et une organisation (clinique, école, plateforme numérique) constituée en personne morale. Relations typiques dans les années 1960, époque où les premières lois dites de protection des informations personnelles furent adoptées.

L'organisation détentrice d'informations fut soumise aux nouvelles obligations. L’individu bénéficia des nouveaux droits sur ces informations. D'où l'idée que ces dernières seraient propres à cet individu. Qu'elles seraient « ses » informations. La notion commune d’informations personnelles est issue de ces législations.

Sauf que les pratiques sont de moins en moins bilatérales. Ces informations circulent entre de nombreuses organisations. Leurs traitements et analyses, jusqu'aux prises de décision elles-mêmes, peuvent être confiés à des tiers.

Les rôles joués sont aussi moins clairement départagés. Désormais, nous produisons, détenons, utilisons et communiquons ces informations.

Enfin, nos dispositifs numérisés produisent et utilisent eux-mêmes de telles informations qu'ils transmettent tout aussi automatiquement à nous et à d'autres via internet.

La notion usuelle d’informations personnelles intègre mal ces nouvelles réalités. Et notre compréhension des pratiques réelles et de leurs implications s'en trouve brouillée.

« Internet des objets » désigne l'interconnexion entre les dispositifs numérisés de nos maisons, lieux de travail et autres espaces de vie qui produisent et utilisent des informations que, tout aussi automatiquement, ils transmettent à nous ou à des tiers, n’importe où. jeferrb/Pixabay

Entrelacements interpersonnels

Ici encore, nos médias sociaux fournissent une démonstration.

Ainsi, Facebook nous offre un certain contrôle sur « nos » informations (notamment, parce que des lois l'y obligent). Or qu'arrive-t-il si nous en retirons une de nos publications ? Nous retirons également tous les commentaires qui l'accompagnaient. Nous éliminons des contributions produites par d'autres personnes. Ces dernières perdent alors accès à leur propre participation à la conversation autant qu'à notre publication.

Souvent, cette publication et cette conversation parlent d'autres individus. Ou les mentionnent. Toutes ces tierces personnes perdent aussi accès à ces informations les impliquant.

Et bien sûr, tous les membres de l'auditoire défini pour la publication perdent aussi leur accès.

C'est pareil si nous retirons uniquement nos commentaires de n'importe quelle publication. Les vides ainsi créés dans la conversation peuvent rendre incompréhensibles les commentaires des autres.

L'ensemble publication + commentaires n'est clairement pas propre à un individu particulier. Il est interpersonnel. D'où le résultat que le retrait de « nos » informations personnelles atteint de nombreux autres individus. L'exercice de notre droit de retrait affecte leur droit d'accès aux informations qui les concernaient ou leur étaient destinées. Il affecte leur liberté d'expression.

Cela est vrai pour toutes ces catégories d'informations que Facebook — et plusieurs lois — désigne comme « nôtres ». Toutes ces informations tissent des réseaux de relations interpersonnelles. Elles les font vivre.

Ce sont ces multiples enchevêtrements de relations supportées par les médias sociaux qui en font de si riches gisements de données exploitables pour des buts si divers. Du commerce à la santé publique en passant par la planification urbaine, la recherche sociale, le secours aux sinistrés, la propagande politique, etc.

Catégories d’informations que Facebook — et plusieurs lois — désigne comme « nôtres ». Ces informations sont interpersonnelles. Elles matérialisent, tissent, font vivre et révèlent nos relations avec les autres. Rappel : ces informations-ci ne représentent qu'une fraction de toutes celles liées à nous produites par Facebook. Facebook : https://www.facebook.com/your_information/ - Page telle qu’elle apparaissait le 15 mars 2019

Nos informations ou les leurs ?

Concevoir « nos » informations personnelles comme essentiellement nôtres détourne aussi l'attention du contrôle exercé sur leur production. Donc du contrôle sur la relation.

La note de « crédit social » que l’État chinois attribue désormais aux individus illustre le redoutable pouvoir d'une information. Son calcul s'effectue à partir d'informations diverses : situation financière, usages d'internet et de téléphonie mobile ; déplacements et voyages ; relations sociales, familiales et amoureuses ; dossiers médicaux, scolaires, d'assurances, de police et sécurité d'État ; surveillance par caméras ; habitudes de lectures, achats et loisirs.

La note détermine l'accès au crédit, l'emploi et l'université ; aux trains, avions et hôtels ; à internet. Une mauvaise note peut conduire à l'humiliation publique et même à l'internement sans procès en camp de rééducation.

Par l'attribution d'une note de crédit social, l'État chinois contrôle, non seulement ses propres relations avec l'individu, mais aussi les relations de cet individu avec les autres individus et organisations. Par exemple, un journaliste ayant enquêté sur la corruption a pu récolter une note si basse que personne n'ose lui offrir emploi, crédit ou transport. Même ses proches peuvent l'éviter pour ne pas affecter négativement « leur » propre crédit social.

Le pouvoir exercé deviendra d'autant plus efficace si on arrive à faire croire, à nous et aux autres, que telle information est « nôtre ». Qu'elle décrit plutôt que décrète notre réalité.

Reporters sans frontières et Human Rights Watch dénoncent le sort du journaliste Liu Hu dont les capacités de travailler, se déplacer et publier sont complètement entravées par la seule note de crédit social que l’État chinois lui a attribuée. Épisode 'Exposing China's Digital Dystopian Dictatorship' de l'émission *Foreign Correspondent*, ABC (Australia)

Traces révélatrices

Les implications sociales de nos relations interpersonnelles se révèlent lorsque supportées par des informations, dispositifs et pratiques observables.

Par exemple, la société de transport Uber a beau plaider être une chose dans une ville et son contraire dans une autre selon les lois locales auxquelles elle souhaite se soustraire. Les informations qu'elle produit révèlent nettement qui fixe les tarifs à la clientèle et rémunérations des automobilistes ; qui les met en relation ; qui donne directives aux automobilistes et en contrôle l'exécution ; etc.

Définir la nature d'une relation interpersonnelle restera toujours assez subjectif. Cependant, sa matérialisation dans des maniements d'information ancre l'observation objective de dimensions clés : qui est en relation, à travers quels maniements de quelles informations, aboutissant à quelles conclusions, décisions et actions. Mais pour les discerner, il faut reconnaitre ce caractère interpersonnel de ces informations et de leurs maniements.

Percevoir pour maitriser

Nous continuerons à parler d’informations personnelles. Car ce terme et ses synonymes, intégrés à la langue courante, demeurent des clés de voute de lois nous offrant une relative protection de nos intérêts.

Au quotidien cependant, nous devons apprendre à percevoir et faire percevoir les dimensions relationnelles de « nos » informations. L'enseignement, les médias et autres métiers de la communication ont un rôle à jouer ici.

Et lorsqu'une tâche exige rigueur ou efficacité, nous devrions employer des termes distincts. Par exemple, réserver les termes juridiques pour les objets légaux, et en utiliser d'autres, comme informations interpersonnelles, pour les objets observables.

« Nos » informations constituent la substance même de nos interactions dans un monde numérisé. Ces informations ne parlent pas de nous. Elles parlent de notre monde et de nos places dans celui-ci. Et elles nous en disent beaucoup.

À nous de bien le percevoir afin de pouvoir bien maîtriser leurs implications multidimensionnelles sur nos vies, bien concevoir des processus informatiques fiables ainsi que des réglementations réalistes et efficaces.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now