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Nous ne disposons jamais d’assez de temps, alors que nous en gagnons toujours plus grâce à la technologie. C'est que nous avons toujours plus de tâches à accomplir. Shutterstock

Nous manquons de temps, car nous avons de plus en plus de choses à faire !

Où est passé le temps ? En voilà, une drôle de question ! Pourtant, il me semble que, derrière cette énigme, se cache un malaise du monde moderne passablement moins drôle, voire assez déroutant : la famine temporelle.

J’entends par là le manque ressenti au sein des sociétés modernes (particulièrement en Occident, mais aussi de plus en plus ailleurs dans le monde) de ce que l’on considère comme un « bien » nécessaire et fondamental, le temps.

De quoi s’agit-il ? Concrètement, les gens ressentent une double force qui s’exerce sur eux : d’un côté, ils manquent de temps, et de l’autre côté, ils l’épuisent. C’est comme si le temps venait à se consumer par les deux bouts.

Le temps semble prendre la forme dans notre inconscient collectif d’une matière première consommable au même titre que le pétrole, le gaz ou encore l’uranium, ce qui le rendrait finalement de plus en plus rare, cher et particulièrement précieux.

Une dynamique paradoxale

Un discours très répandu tend à voir dans les outils informatiques, et particulièrement dans l’intelligence artificielle (IA), un moyen de faire gagner du temps et donc de combattre cette famine temporelle caractéristique de la condition de la femme et de l’homme modernes.

Il est bon d’évoquer ici le commentaire formulé par un des pères du développement de l’IA aujourd’hui, Yoshua Bengio, lauréat du prix Alan Turing, l’équivalent du Nobel en informatique, en réponse à la publication de ma dernière réflexion philosophique intitulée « Le devenir robot de l’humain » :

« Je ne pense pas que les progrès en IA vont pousser les humains à se robotiser. Au contraire, je pense qu’en libérant l’humain des tâches les plus ingrates effectuées par des machines, ça lui permet de se concentrer sur ce qui est plus humain. »

En un sens, l’interprétation que j’avance et celle que met en avant ce discours sur les machines convergent. Mais pas jusqu’au bout.

Je m’explique.

Je suis d’avis que le développement de l’IA peut – potentiellement selon moi, assurément selon Yoshua Bengio – libérer l’humain des tâches les plus ingrates. Je pense aussi que cette dynamique de libération est à l’œuvre depuis les premiers outils techniques de l’humanité. En libérant l’humain des tâches les plus ingrates, la machine ouvre grandes les portes à une ère où l’humain peut se concentrer sur ce qui est plus important, c’est-à-dire sur les choses les plus humaines. Ainsi, le temps gagné grâce aux machines qui réalisent les travaux les plus pénibles va pouvoir être consacré aux activités plus humaines.

Malheureusement, si ce raisonnement semble parfaitement tenable, dans la pratique, on observe une dynamique complètement différente et assez paradoxale.

En effet, alors que le développement de l’IA devrait logiquement s’accompagner d’une augmentation du temps libre, nous manquons toujours de plus en plus de temps. Pourquoi se dérobe-t-il dans un contexte de spectaculaire progrès scientifique ?

C’est, selon moi, parce que les taux de croissance de nos activités dépassent les taux d’accélération de la réalisation de celles-ci. Le temps devient ainsi de plus en plus rare, malgré l’accélération technique et le développement fulgurant de l’IA.

Autrement dit, nous avons toujours de plus en plus de choses à faire.

Figure 1 : L’accélération technique en tant qu’accroissement de la quantité par unité de temps. (t1 et t2 peuvent designer par exemple les années 1800 et 1960 en ce qui concerne la vitesse des transports en kilomètre par heure, ou 1960 et 2000 en ce qui concerne la vitesse opérationnelle des ordinateurs, etc.). Voir Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2014, p. 28.

L’accélération technique suppose et entraîne comme conséquence la réduction du temps nécessaire pour réaliser une action ou une tâche, mais le gain de temps réel est évidemment conditionnel au fait que la quantité de tâches et d’actions reste inchangée. Il convient ici de mettre l’accent sur cette condition essentielle.

Figure 2 : Ressources en temps nécessaires pour la réalisation d’une certaine quantité d’actions (par exemple parcourir dix kilomètres, reproduire un livre ou répondre à dix courriels) à l’âge de l’accélération technique. Voir Rosa, Aliénation et accélération, p. 29.

L’« hamstérisation » de la vie

Comment pouvons-nous concrètement expliquer ce paradoxe selon lequel, d’un côté, nous manquons de temps alors que, de l’autre, nous en gagnons toujours davantage grâce aux avancées techniques ? Mais où est donc passé le temps ?

Le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa définit bien ce paradoxe dans son ouvrage Aliénation et accélération. Il prend pour exemple l’introduction de la technologie du courrier électronique.

« Il est correct de supposer qu’écrire un e-mail est deux fois plus rapide qu’écrire une lettre classique. Considérez ensuite qu’en 1990 vous écriviez et receviez en moyenne dix lettres par journée de travail, dont le traitement vous prenait deux heures. Avec l’introduction de la nouvelle technologie, vous n’avez plus besoin que d’une heure pour votre correspondance quotidienne, si le nombre de messages envoyés et reçus demeure le même. Vous avez donc gagné une heure de « temps libre » que vous pouvez utiliser pour autre chose. Est-ce que c’est ce qui s’est passé ? Je parie que non. En fait, si le nombre de messages que vous lisez et envoyez a doublé, alors vous avez besoin de la même quantité de temps pour en finir avec votre correspondance quotidienne. Mais je soupçonne qu’aujourd’hui vous lisez et écrivez quarante, cinquante, ou même soixante-dix messages par jour. Vous avez donc besoin de beaucoup plus de temps pour tout ce qui touche à la communication que vous n’en aviez besoin avant que le Web ne soit inventé._

Rosa applique la même analyse avec l’introduction, il y a un siècle, de la voiture, et plus tard avec l’invention de la machine à laver : « bien sûr, nous aurions gagné d’importantes ressources de temps libre si nous avions parcouru les mêmes distances qu’auparavant et lavé notre linge à la même fréquence – mais ce n’est pas le cas. » Nous parcourons plus de kilomètres aujourd’hui, et nous changeons maintenant de vêtements tous les jours !

Figure 3 : Le « temps libre » (1) et la « famine temporelle » (2) sont les conséquences de la relation entre les deux (ou vitesses) de croissance et les taux d’accélération. La zone (1) symbolise un rythme de vie en décélération, la zone (2) un rythme de vie en accélération. Si les deux taux sont égaux (à l’intersection des droites), le rythme de vie demeure inchangé malgré l’accélération technique. Dans les « sociétés de l’accélération », les taux de croissance dépassent systématiquement les taux d’accélération (2). Rosa, Aliénation et accélération, p. 31.

Le passage à une société d’accélération implique alors un processus d’hamstérisation du rythme de la vie, c’est-à-dire l’avènement d’une cadence aliénante (car ce que nous faisons nous semble de plus en plus étranger à qui nous pensons être) et esthétisante (du moment où nous accomplissons certaines tâches non pas pour un but précis, mais uniquement pour ne pas débarquer de la roue de hamster. Par exemple, on ne va plus vraiment en vacances ou en retraite de yoga pour nous ressourcer, mais bien pour être plus efficace et rapide à notre retour au travail).

Un petit hamster tourne en rond, un peu comme les humains avec leur rythme de vie à la cadence aliénante. Shutterstock

L’accélération du temps

Une lecture attentive de l’évolution historique des inventions techniques fait émerger une tendance à l’œuvre depuis déjà fort longtemps : les taux de croissance surpassent plus souvent qu’autrement, voire systématiquement, les taux d’accélération, ce qui a pour effet immédiat une compression – une contraction violente – du temps, et ce en dépit de l’accélération technique.

C’est précisément pour ces raisons que Rosa définit la société moderne comme « une société de l’accélération au sens où elle se caractérise par une augmentation du rythme de vie (ou un amoindrissement du temps) en dépit de taux d’accélération technique impressionnants ».

Alors où est passé le temps ? Nulle part, faudrait-il sans doute répondre. L’impression que nous éprouvons en ce qui concerne le temps qui vient à « manquer » résulte, force est de constater, du fait que les taux de croissance dépassent aujourd’hui les taux d’accélération.

Ce n’est pas parce que les avancées techniques et les progrès en développement de l’IA nous aident à effectuer des tâches plus rapidement que forcément l’humain sera libéré des tâches les plus ingrates, ce qui lui permettrait au final de se concentrer sur ce qui est plus humain.

Bien au contraire, il n’y a qu’à regarder autour de soi pour comprendre que la liste des tâches s’allonge toujours et, qui plus est, à un rythme beaucoup trop rapide.

Finalement, il semble que nous ne disposons jamais d’assez de temps, alors même que nous en gagnons toujours plus. Voilà donc le grand paradoxe de la famine temporelle.

« Ma mission est de tuer le temps et la sienne de me tuer à son tour. On est tout à fait à l’aise entre assassins. »

Emil Cioran, Écartèlement

« Time Waits For No One » (Freddie Mercury)

Des remerciements très amicaux à Patrick Moreau, Patrice Chazerand et Philippe Dambly pour l’implication très constructive et pour les nombreux conseils en amont comme en aval de cette réflexion philosophique.

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