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Passer à une économie décarbonée, c’est pour quand ?

La décarbonisation du système énergétique est avant tout un problème d’infrastructure. Philimon Bulawayo/Reuters

Toute solution durable négociée à la COP21 nécessitera une « décarbonation » de l’économie énergétique mondiale. Cela implique des sources d’énergie utilisant peu ou pas de combustibles fossiles. Combien de temps faudra-t-il ? Comment pourrons-nous accélérer ce changement ? L’histoire de nos infrastructures nous livre quelques indices.

Infrastructures énergétiques

La décarbonation est avant tout un problème d’infrastructure, le plus grand de toute notre histoire. Elle concerne non seulement la production d’énergie, mais aussi des systèmes et services de base comme les transports, l’éclairage, le refroidissement, et le chauffage. L’industrie fossile mondiale comprend également les forages de pétrole et de gaz, les mines de charbon, les pétroliers géants, les pipelines et les raffineries, sans oublier les millions d’automobiles, stations-service, camions-citernes, entrepôts de stockage, centrales électriques, systèmes de chauffage, et cuisinières – pour ne parler de quelques éléments.

La valeur combinée de toutes ces infrastructures se chiffre à environ 10 000 milliards de dollars, soit environ les deux tiers du PIB des États-Unis. On ne remplace pas une telle immensité en un jour, ni même en plusieurs années. Cela prendra des décennies.

Tout élément d’infrastructure a une durée de vie limitée. Peut-être est-ce une bonne nouvelle ? Que se passerait-il si l’on permettait à l’infrastructure énergétique actuelle d’accomplir sa tâche jusqu’au bout sans remplacer les parties qui exigent les combustibles fossiles ? C’est la question posée, en 2010, par une étude.

La réponse peut surprendre : si l’on remplaçait chaque centrale au charbon vieillissante par une installation solaire, hydraulique ou éolienne, et chaque véhicule à essence périmée par une voiture électrique, nous réussirions peut-être à rester dans les limites de ce que notre planète est capable d’absorber. Selon cette même étude, utiliser les infrastructures actuelles jusqu’à ce qu’elles tombent en désuétude pourrait limiter l’augmentation de la température globale à 2 °C, un chiffre que bon nombre de scientifiques considèrent comme la limite supérieure acceptable.

Le problème, c’est que l’on est loin d’opter pour cette solution. Nous renouvelons les infrastructures vieillissantes avec les mêmes éléments nuisibles, tout en continuant de creuser, de forer, et de construire sans cesse. Comment pourrait-on changer de régime ?

Du décollage à la réalisation, entre trente et cent ans

Les historiens de l’infrastructure, dont je fais partie, ont identifié des régularités historiques. La phase d’innovation, plutôt lente, est suivie d’une phase de « décollage » pendant laquelle les nouvelles techniques se perfectionnent rapidement et finissent par être adoptées dans une région. Quand la phase de réalisation est atteinte, les infrastructures se stabilisent.

Il est curieux de constater que ces régularités historiques se trouvent chez la plupart des infrastructures. Aux États-Unis, les canaux, les chemins de fer, le télégraphe, les pipelines et les routes on suivi une phase de décollage d'entre trente et cent ans. Celles de la radio, du téléphone, de la télévision et d’Internet ont chacune duré entre trente et cinquante ans.

D’après l’histoire des infrastructures, on peut conclure que le décollage en électricité renouvelable a déjà commencé, et qu’il progressera désormais rapidement, surtout s’il est soutenu par les gouvernements.

À l’heure actuelle, les installations d’énergie solaire et éolienne émergent bien plus rapidement que les autres sources d’électricité, avec un taux de progression respectif de 50 % et 18 % par an entre 2009 et 2014. Ces sources d’énergie peuvent d’ailleurs se greffer aux structures existantes en alimentant les réseaux avec leur production électrique (même si, du fait de son intermittence, celle-ci nécessite l’intervention de méthodes de répartition de charge). L’éolien et le solaire peuvent aussi fournir de l’énergie hors-réseau aux foyers privés, aux fermes, et aux habitations isolées, leur offrant une marge de manœuvre importante.

Une centrale solaire de 32 mégawatts sur Long Island, dans l’État de New York. Elle constitue une première étape vers une infrastructure énergétique à faible empreinte carbone. brookhavenlab/Flickr, CC BY-NC

Certains pays, comme l’Allemagne et la Chine, s’impliquent énormément dans le domaine des énergies renouvelables. Celles-ci représentent environ 25 % de la production énergétique de l’Allemagne, qui est ainsi parvenue à réduire ses émissions de plus de 25 % depuis 1990. La Chine, quant à elle, produit déjà plus d’électricité solaire que tout autre pays, avec une capacité de plus de 30 gigawatts (elle devrait atteindre 43 gigawatts d’ici à la fin de l’année). En Australie, entre 2010 et 2015, la capacité des panneaux photovoltaïques est passée de 130 mégawatts à 4,7 gigawatts, soit un taux de croissance annuel de 96 %.

Associée à des technologies complémentaires, comme les véhicules électriques, l’efficacité de l’éclairage LED et les régulateurs de température géothermiques, cette transition pourrait nous rapprocher du bilan neutre en carbone.

Ce développement prévisionnel des infrastructures sur trente à cent ans pourrait-il s’accélérer ? Certains facteurs tendent à le suggérer.

Dans le cas de l’électricité, seules les centrales nécessiteraient un remplacement : les réseaux électriques (câbles, poteaux et autre matériel servant à transporter l’électricité) devront être remaniés, mais non remplacés de fond en comble. Entre temps, les pays moins développés pourraient aller directement vers des technologies vertes, en contournant tout simplement les modes d’infrastructures déjà désuètes dans les pays riches.

Des phénomènes similaires se sont déjà produits dans un passé récent. Depuis 2000, par exemple, la couverture de téléphone mobile a atteint des vastes territoires dans des pays pauvres, tout en évitant la pose chronophage et coûteuse de lignes terrestres, dont bon nombre d’endroits ruraux s’en passeront désormais.

L’équivalent en termes d’énergie consiste à alimenter les bâtiments, les fermes, et les zones d’habitations précaires avec des panneaux solaires portables et de petites éoliennes mobiles que l’on peut installer à peu près n’importe où sans avoir recours à des lignes à haute tension. Ce principe est déjà très répandu dans les régions en développement.

À l’inverse, la transition vers les énergies renouvelables prendra sans doute beaucoup plus de temps dans les pays développés, où l’équipement, mais aussi le savoir-faire, l’éducation, les finances, les lois, les modes de vie et les différents systèmes socioculturels soutiennent et dépendent des infrastructures à énergie fossile. Tous ces pratiques devront s’adapter au changement.

Certains – notamment les géants du charbon, du pétrole et du gaz naturel – risquent de perdre énormément au change. Ces engagements historiques produisent une résistance politique obstinée, que nous observons notamment aux États-Unis.

La concurrence des carburants fossiles

Les infrastructures de production énergétique ne constituent, bien entendu, pas le seul défi. En effet, d’énormes difficultés techniques et sociales menacent le processus de décarbonation.

Procéder à l’isolation des constructions les plus anciennes, améliorer les économies énergétiques et mettre en place des ampoules LED et d’autres aménagements moins gourmands d’électricité restent de loin les solutions les plus rentables permettant de réduire notre empreinte carbone. Mais ces solutions n’enflamment guère l’imagination ou l’action.

À l’heure actuelle et dans un avenir proche, aucune source d’énergie ne peut être considérée comme entièrement décarboné, puisque l’on utilise toujours des machines alimentées en combustible fossile pour extraire les matériaux bruts et transporter les produits finis, y compris les systèmes de production d’énergie renouvelable, comme les panneaux solaires et les turbines d’éoliennes.

Et si l’électricité est une forme d’énergie flexible, son stockage demeure encore problématique. Les batteries les plus performantes requièrent l’utilisation du lithium, le marché duquel est plutôt précaire. Et, malgré des recherches scientifiques intensives, elles restent chères, lourdes et lentes à recharger.

Sources d’inquiétude légitime en termes d’approvisionnement, les terres rares (des métaux très recherchés que l’on ne trouve qu’en certains endroits du globe) sont indispensables à la fabrication des turbines éoliennes, et d’autres technologies vertes.

En fin de compte, dans de nombreux cas, l’essence, le charbon et le gaz naturel resteront les sources d’énergie les plus simples et les moins chères.

À titre d’exemple, les énergies renouvelables s’appliquent très difficilement aux principaux modes de déplacement, comme le fret maritime ou les voyages en avion. Les biocarburants offrent, certes, une alternative pour réduire l’empreinte carbone de ces modes de transport, mais leur production entre en compétition directe avec la production alimentaire. Pour ne pas parler d’espaces naturels sauvages.

En principe, pourtant, l’objectif final – celui de répondre aux besoins énergétiques de la planète grâce aux systèmes renouvelables – semble tout à fait réalisable. Une grande étude récente a démontré que les énergies solaire, hydraulique et éolienne pourraient aisément satisfaire ces besoins, à des prix guère plus élevés que les systèmes actuels.

Les infrastructures, des engagements sociaux

Que peut-on en conclure à la veille de la Conférence sur le climat de Paris ?

La décarbonation accélérée ne pourra être mise en œuvre par la seule innovation technique, car les infrastructures ne se réduisent pas à de simples systèmes technologiques. Elles s’imbriquent dans des réseaux complexes d’engagements financiers, sociaux et politiques historiques. Ceux-ci se renforcent mutuellement, et sont défendus avec acharnement. Pour cette raison, tout changement majeur devra s’accompagner de transitions culturelles profondes et de combats politiques d’envergure.

Sur le plan culturel, l’on pourra peut-être accélérer les choses en prônant « la démocratie énergétique », l’idée que les particuliers et les PME peuvent produire leur propre énergie, à petite échelle.

Les nouvelles techniques de construction, ainsi que le faible coût des panneaux solaires, ont entraîné l’apparition de maisons « nette zéro » (qui produisent autant d’énergie qu’elles en consomment), désormais à la portée des classes moyennes. C’est l’un des arguments de l’ambitieux projet « Energiewende », par lequel l’Allemagne souhaite entreprendre l’abandon des énergies fossiles.

Le changement en faveur d’infrastructures durables se produira sans doute plus vite dans les pays en développement, qui n’ont pas besoin de remplacer des structures existantes. divatusaid/Flickr, CC BY-NC

Dans l’histoire des infrastructures, la phase de décollage s’accélère le plus souvent lorsque de nouvelles technologies sortent du cercle des grands groupes et des gouvernements pour être proposées au grand public et aux plus petites entreprises. L’énergie électrique, au début du XXe siècle, comme l’Internet dans les années 1990, en sont de bons exemples.

Dans la province australienne du Queensland, plus de 20 % des foyers génèrent maintenant leur propre électricité, ce qui suggère qu’un « seuil critique » social en matière de toitures et de panneaux solaires a été atteint dans certaines régions du monde. Une étude récente montre d’ailleurs que la raison principale pour laquelle un particulier décide d’installer des panneaux solaires est la présence de tels panneaux chez l'un de ses voisins.

Rassembler les pièces du puzzle

Pour réduire la consommation et augmenter la part des énergies renouvelables dans la production générale, de nombreuses politiques différentes peuvent être envisagées.

On pourrait changer les normes de construction, afin que chaque toiture produise de l’énergie. Ou les normes pourraient être ajusté pour se rapprocher des critères du programme américain LEED en matière de constructions. Une taxe carbone de plus en plus élevée ou un système de bourse du carbone (déjà mise en œuvre dans certains pays) stimulerait la recherche et l’innovation, réduirait la consommation de combustible fossile et ferait la promotion des énergies renouvelables.

Dans certains pays (dont les États-Unis) il pourrait s’avérer plus aisé, sur le plan politique, d’éliminer les nombreuses subventions dont bénéficient les énergies fossiles que de taxer les émissions de carbone. Le signal de prix ainsi envoyé aux marchés d'énergies serait semblable.

Le Clean Power Plan du gouvernement Obama, qui vise à réduire les émissions des centrales au charbon, serait un exemple à suivre. Le projet se met en place progressivement, afin de laisser le temps aux fournisseurs énergétiques de s’adapter, et aux technologies naissantes de capture et stockage du carbone de se développer. L’agence américaine pour la Protection de l’environnement (EPA) estime que cette mesure générera 20 milliards de dollars au profit de la lutte contre le changement climatique, et 14 à 34 milliards de dollars en termes de bénéfice pour la santé. Le coût sera nettement moins que ces apports.

Puisque les sources de gaz à effet de serre sont légion (y compris dans l’agriculture, l’élevage, les chaînes du froid et la déforestation, pour n’en citer que quelques-unes), la transition vers des sources d’énergie renouvelable ne suffira pas à décarboner l’économie mondiale.

Cet article ne décrit que l’une des pièces d’un puzzle immense. Mais la prise en compte de l’histoire des infrastructures peut nous aider à analyser d’autres parties de ce puzzle.

Cette histoire nous montre que la décarbonation se produira moins vite que nous le souhaiterions. Mais aussi qu’il existe des moyens d’accélérer le changement, et que certains seuils critiques peuvent faire basculer les choses très rapidement.

Nous sommes peut-être à l’aube d’un tel moment. À l’heure où les négociations sur le climat s’ouvrent à Paris, inspirons-nous de la multitude d’engagements nationaux susceptibles de nous faire basculer vers un avenir meilleur.


Cet article a été traduit de l’anglais par Mathilde Montier/Fast for Word et Gabrielle Hecht.

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