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Cartographie alternative des résultats, Val de Marne, en Ile de France. C.Grasland, Fourni par l'auteur

Pour une cartographie citoyenne du vote en Île-de-France

Lorsqu’au lendemain des élections européennes et de la dissolution de l’Assemblée nationale Le Monde publie une carte de France teintée uniformément de brun à l’exception de quelques poches colorée, c’est la sidération qui prévaut chez les militants hostiles à l’extrême droite.

La carte suscite plutôt la consternation chez les cartographes et les statisticiens qui savent combien une carte peut être trompeuse. Rappelant que « ce ne sont pas les hectares qui votent » le data analyst Karim Daoueb publie rapidement sur X une autre version de la carte restituant le poids réel des communes. En représentant chaque commune par un cercle proportionnel à sa population (à droite) plutôt que par sa surface (à gauche), il met en valeur le fait que les vastes superficies où le RN est majoritaire totalisent une population faible, à l’inverse des villes.

Deux visions du poids du vote RN par commune en France aux élections européennes de 2024. Carte de Karim Daoueb publiée le 12 juin 2024

Des cartes par anamorphoses – où la surface des communes est augmentée ou réduite pour devenir proportionnelle à leur nombre de votants – auraient pu également être produites pour nuancer cette représentation anxiogène des résultats électoraux. Cette méthode de l’anamorphose a par exemple été utilisée pour étudier les résultats des élections présidentielles de 2022 en France.

Il n’en demeure pas moins que beaucoup d’habitants des zones urbaines ou périurbaines ont vu pour la première fois l’extrême droite arriver en tête de leur commune ou de leur circonscription électorale le matin du 9 juin 2024.

Pour répondre à leur traumatisme, il faut apporter une vision cartographique différente des résultats. Il ne s’agit en effet plus seulement de restituer le poids démographique de ces communes à l’échelle nationale, mais d’en révéler la diversité politique et sociale à l’échelle locale des quartiers qui les composent.

Nous proposons donc ici une cartographie citoyenne des résultats à l’échelle infra-communale afin de permettre une autre lecture des résultats et d’ouvrir des perspectives inédites pour les militants politiques, les élus locaux et les citoyens en général.

« Matin brun » dans la 4ᵉ circonscription du Val-de-Marne ?

La 4e circonscription du Val-de-Marne, située dans le sud-est du Val-de-Marne, est un cas d’étude intéressant, car elle présente habituellement une légère majorité de centre-droit face aux différents partis de gauche, avec une très faible implantation locale de l’extrême droite.

Mais la carte publiée le 9 juin à 22h55 par le journal Le Monde fait apparaître une image toute différente puisque pas moins de 6 des 7 communes qui la composent (Ormesson, Noiseau, La Queue-en_-Brie, Sucy-en-Brie, le Plessis Trévise, Chennevières-sur_-Marne) voient arriver la liste portée par le RN en tête à une exception près, Villiers-sur-Marne.

Zoom sur la commune de Sucy-en-Brie. Le Monde, Publié le 09 juin 2024 à 22h55, modifié le 11 juin 2024 à 16h57

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Pour les élus et les militants des partis opposés à l’extrême droite qui raisonnent à l’échelle communale, ce résultat est souvent vécu comme une véritable humiliation. Ils se voient du jour au lendemain propulsés dans la « zone brune » de la carte du Monde et assignés à ce que l’essayiste Christophe Guilluy appelle la France périphérique, victime de l’égoïsme d’élites métropolitaines qui auraient sacrifié les classes populaires. Largement reprise par l’extrême droite et une partie de la droite comme l’a montré l’analyse publiée par Politis en 2023, cette thèse souffre surtout de faiblesses théoriques majeures démontrées entre autres par les chercheurs en géographie sociale et électorale.

Son succès tient en fait, comme la carte électorale du Monde, à une exploitation du caractère spectaculaire de la visualisation du territoire français par communes.

Dépasser le choc visuel

Deux types d’actions sont alors possibles pour dépasser le choc créé par cette impression visuelle et réfuter l’idée simpliste d’une France coupée en deux.

La première consiste à agréger les résultats des élections européennes par blocs politiques afin d’examiner les hypothèses de regroupement en vue des élections législatives. On découvre alors un tout autre paysage politique où le bloc d’extrême droite n’est pas forcément en tête face au Nouveau Front populaire ou à l’alliance des partis de centre et de droite classique dans la plupart des communes de sa circonscription.

Ainsi, dans le cas de Sucy-en-Brie, les trois principales listes d’extrême droite (Bardella, Maréchal, Le Pen) totalisent 27 % des suffrages exprimés, ce qui est équivalent au total des listes de la majorité présidentielle (Hayer) et des républicains (Bellamy), mais inférieur au total des listes des quatre composantes principales du Front populaire (Aubry, Glucksman, Toussaint, Deffontaines) qui totalisent 37 % des suffrages.

La seconde action consiste au contraire à désagréger géographiquement les résultats du niveau communal vers le niveau des bureaux de vote ou des quartiers IRIS. Il s’agit de découpage du territoire en unités spatiales d’environ 2 000 habitants qui regroupe en général des zones urbaines socialement homogènes (quartiers d’immeubles collectifs, zones pavillonnaires, centre-ville), pour lesquelles on dispose de toutes les informations du recensement et d’autres sources telles que le revenu par habitant.

Plus compliquée techniquement, mais pas impossible, elle permet un véritable diagnostic des facteurs locaux qui conditionnent l’évolution des votes, car elle permet de croiser les attitudes politiques avec les attributs économiques et sociaux des populations.

Les enjeux scientifiques d’une cartographie électorale infra-communale

Il a fallu attendre longtemps pour voir converger les recherches des géographes et des politistes sur la cartographie des résultats électoraux à l’échelon local des bureaux de vote. En France, le tournant majeur a sans nul doute été impulsé par l’ANR Cartelec qui a réuni des géographes de l’université de Rouen et des politistes de l’IEP de Paris dans un projet commun. Les élections de 2007, 2009 et 2014 font l’objet de premiers traitements qui aboutissent à des résultats spectaculaires, à l’image de la carte du rapport RN/PS à Marseille en 2014.

Rapport de force FN-PS par bureau de vote à Marseille en 2014. UMR IDEES, Université Rouen Normandie

En mettant à disposition les jeux de données et les fonds de carte issus du projet Cartelec, les chercheurs ont ouvert aux militants politiques des grandes métropoles des perspectives inédites.

Malheureusement le territoire correspondant aux bureaux de vote ne fait pas l’objet d’une cartographie systématique par les services de l’état comme c’est le cas des quartiers IRIS. Chaque bureau de vote est décrit par une simple liste de rues et d’adresses qu’il est délicat de traduire sous la forme d’une carte.

La géographie des bureaux de vote ayant évolué depuis les travaux du projet Cartelec, il est devenu plus difficile de les cartographier malgré les efforts de collectifs citoyens de géographes et statisticiens tels que le Makina Blog.

Essai de cartographie des blocs politiques

En tant que chercheur, mais aussi militant citoyen, il nous est apparu essentiel d’effectuer une tentative de mise à disposition des élections européennes au niveau infra-communal afin d’offrir aux militants l’occasion de préparer aux mieux les élections législatives et, au-delà, de comprendre les ressorts du vote d’extrême droite au niveau local.

Il est ainsi fréquemment arrivé à l’auteur de cet article de mettre à disposition des membres de son parti des cartes communales à l’échelle des bureaux de vote. Ces cartes mettaient en rapport le pourcentage de voix d’extrême droite et le taux d’abstention, ou le pourcentage de voix pour EELV et la part des diplômés dans la population. Et ainsi de montrer que les corrélations observées à l’intérieur de Paris et dans les communes voisines ne fonctionnent pas forcément dans les communes périphériques de banlieue, voire s’inversent. Ce qui suggère que des stratégies valables dans le XIXe arrondissement de Paris peuvent être erronées, voire contre-productives, à Brie-Comte-Robert (77).

Ce fut donc pour nous en tant que géographe comme militant une belle surprise de découvrir quelques jours après la soirée du 9 juin 2024 qu’un groupe intitulé « Atelier des communs » avait déposé sur le site data.gouv un fichier statistique et cartographique croisant les résultats des élections européennes et les données socio-économiques à l’échelon infra-communal des quartiers IRIS.

L’application de cartographie interactive que nous avons développée grâce à leurs travaux ne couvre actuellement que les circonscriptions d’Île-de-France, mais pourra être étendue ensuite à tout le pays, car il est à prévoir que d’autres élections suivront les élections législatives actuelles.

Application de cartographie citoyenne : Résultats des élections européennes de 2024 en Ile de France. Auteur : C. Grasland à partir des données de l’Atelier des Communs

Nous avons délibérément opté pour une simplification des enjeux électoraux des prochaines législatives en regroupant les listes issues des élections européennes en trois blocs correspondant aux listes des quatre principaux partis du Front populaire (PS + PC + LFI + écologistes), aux listes de la majorité présidentielle et des Républicains (Renew + Républicains) et enfin aux listes du RN et de Reconquête. Les autres listes sont rassemblées dans une catégorie « Divers » et dépassent rarement 10 %.

Retour sur la 4ᵉ circonscription du Val-de-Marne

Si l’on reprend l’exemple de la 4e circonscription du Val-de-Marne, le premier effet du regroupement est de dissiper l’image d’une extrême droite majoritaire dans l’ensemble des communes. À Sucy-en-Brie, par exemple, l’ensemble des listes composant le Nouveau Front populaire totalise plus de voix que l’ensemble composé du Rassemblement national et de Reconquête. Désormais la circonscription est presque équilibrée en termes de voix pour chaque bloc et est typiquement candidate à une triangulaire.

Mais le résultat le plus intéressant pour un militant d’un bloc est d’analyser la distribution par quartier de ses bastions et de ses points faibles. Puis de les confronter à ceux de ses adversaires en les croisant avec le niveau d’abstention.

Carte du % de vote pour les listes du NFP dans la 4ᵉ circonscription du Val de Marne. Application réalisée par C. Grasland à partir des données de l’Atelier des Communs

Un militant du Nouveau Front populaire pourra ainsi facilement vérifier que ses bastions se situent principalement dans la commune de Villiers-sur-Marne, mais aussi dans les quartiers d’habitat collectif des autres communes et dans la partie la plus dense de Sucy-en-Brie. Au lieu de se concentrer sur les communes les plus favorables, il pourra cibler plus finement les lieux de tractage, boitage ou réunion publique visant à mobiliser son camp au niveau des quartiers.

Carte du taux abstentions dans la 4ᵉ circonscription du Val de Marne. Application réalisée par C. Grasland à partir des données de l’Atelier des Communs

Il aura toutefois intérêt à tenir compte du niveau d’abstention avant de se focaliser sur ses seuls bastions. Ainsi, le quartier de la Cité Verte à Sucy-en-Brie a certes donné 55,6 % des voix aux listes des partis du Nouveau Front populaire, mais le taux d’abstention y a atteint 65,4 %. Nous avons ajouté à l’application une fenêtre popup qui s’ouvre lorsque l’on clique sur un quartier et qui fournit l’ensemble des chiffres détaillés. Dans l’exemple de la Cité verte, elle montre que ce quartier a finalement apporté moins de voix à son bloc que des quartiers plus orientés à droite, mais où l’abstention était plus faible.

L’application ne se prononce donc pas sur la stratégie optimale, mais suggère que celle-ci doit être adaptée à la situation locale. Dans un quartier favorable, mais à forte abstention, on privilégiera sans doute le porte à porte. Tandis que dans un quartier moins favorable, mais à forte participation on pourra utiliser davantage la distribution de tracts dans les boîtes aux lettres. Il n’y a pas ici de recette miracle, mais l’intérêt de l’application est d’informer les militants de terrain et de leur fournir les informations utiles à leur action.

La cartographie au service de la démocratie locale

Une telle application pourrait servir aussi bien aux militants d’extrême droite qu’à ceux du centre ou du Nouveau Front populaire. En Île-de-France les partis d’extrême droite sont encore peu implantés localement et ont souvent été parachutés sans disposer de relais locaux. A contrario, les partis démocratiques de centre et de gauche, soutenus par les associations, connaissent un regain de mobilisation face à l’hypothèse d’arrivée au pouvoir de l’extrême droite.

Dans les marges rurales franciliennes où l’extrême droite est implantée depuis longtemps et s’achemine vers une très probable victoire, il n’est pas anodin de montrer à leurs opposants que leurs territoires sont plus contrastés qu’il n’y paraissait au vu de la carte du journal Le Monde. Ainsi, dans la circonscription de Provins en Seine-et-Marne, le bloc d’extrême droite est sans nul doute majoritaire dans la plupart des communes ou quartiers, mais son score peut varier de 40 à 80 %.

Application réalisée par C. Grasland à partir des données élaborées par l’Ateleir des Communs
Certe du % de votes pour le bloc d’extrême droite dans la circonscription électorale de Provins (77).
Carte du % de votes pour le bloc d’extrême droite dans le XXᵉ arrondissement de Paris. Application réalisée par C. Grasland à partir des données de l’Atelier des Communs

Inversement, les électeurs de gauche du XXe arrondissement de Paris ne sont évidemment pas menacés par une victoire de l’extrême droite. Mais ils ne devraient pas négliger pour autant les variations locales du vote pour le RN ou Reconquête dans leur circonscription électorale.

Car les élections législatives ne sont qu’une étape et il ne faut pas perdre de vue que toutes les voix compteront dans la future élection présidentielle. Le combat électoral s’inscrit ainsi dans l’espace, mais aussi dans le temps.

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