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Pourquoi les immigrés et leurs descendants votent-ils pour la droite dure israélienne ?

Dans la ville de Beersheva, des bannières électorales font la promotion du Likoud et de Netanyahou, en russe et en hébreu, au 15 septembre 2019. HAZEM BADER / AFP

Benyamin Nétanyahou n’a pas réussi à reconquérir son poste de premier ministre. Quelques jours après les élections du 17 septembre 2019 qui n’ont vu aucun vote démarquer les candidats, l’incertitude demeure à Jérusalem. Les consultations débutent afin d’établir qui, de Benny Gantz (parti « Bleu-Blanc ») ou de Benyamin Nétanyahou (Likoud), devra former un gouvernement de coalition. Reste que les votes vers la droite dure ont été particulièrement importants cette année encore, dépassant largement la moyenne nationale dans les villes situées en périphérie du pays, à l’instar des législatives de mars 2015 et d’avril 2019.

Les habitants de ces villes périphériques constituent la frange la plus démunie de l’État d’Israël. Les districts nord et sud sont surtout constitués de populations immigrées et enregistrent un taux de pauvreté deux fois supérieur à ceux du centre, 17 % d’entre eux vivent en dessous du seuil de pauvreté. Ils composent pourtant le groupe d’électeurs les plus fidèles à la droite, et à Nétanyahou en particulier. Comment expliquer ce phénomène qui perdure depuis les années 1980 et qui présente de nombreux paradoxes ?

Les villes de développement en Israël (carte réalisée par l’auteure en 2019).

Le développement des villes périphériques

L’histoire de ces villes remonte au « plan Sharon » mis en œuvre dès 1950. Le plan prévoit l’établissement, entre 1949 et 1965, de trente villes dites « de développement » (Ayarot pituach en hébreu), aujourd’hui souvent appelées « villes périphériques » (Arei periferia en hébreu).

Définies comme des centres urbains moyens qui desserviront les campagnes alentour, ces villes répondront au double objectif de fournir des nouveaux logements pour les milliers d’immigrés juifs qui arrivent chaque année en Israël ; et de renforcer la frontière dans les régions éloignées du centre du pays.

Alors qu’un million d’immigrés juifs arrivent en Israël entre 1948 et 1960, ceux originaires d’Asie (Iran, Irak, Yémen, Inde… etc.) puis d’Afrique du Nord (Maroc, Tunisie, etc.) sont principalement dirigés vers ces régions périphériques. Leurs enfants forment encore aujourd’hui le plus large groupe de résidents.

Logements de type HLM à Kiryat Gat (2015). Photo prise par l’auteure
Maisons construites dans les années 1990 à Arad, Israël (2015). Photo prise par l’auteure

Ils sont rejoints entre 1989 et 2000 par 200 000 des 850 000 immigrés de l’ex-URSS qui arrivent en Israël.

Alors que je réalise mon travail de doctorat entre 2014 et 2017, et même si les flux se sont réduits, 27 % des immigrés entrant en Israël s’installent encore dans une ville dite « de développement » à leur arrivée (statistiques de l’immigration entre 2000 et 2015 du Bureau central des statistiques en 2016).

Or ce sont dans ces villes que les votes pour la droite dure israélienne sont les plus importants depuis des années. Lors des élections du 17 septembre 2019, le parti Likoud y atteint des scores de 38,8 % (25 % au niveau national), Shas – le parti de la droite religieuse séfarade qui représente les Israéliens originaires du Proche-Orient et d’Afrique du Nord –, 12 % (7,6 % au niveau national) et Yisrael Beitenu – parti ultra-national laïc qui représente traditionnellement les Israéliens de l’immigration russophone –, 11,7 % (7,1 % au niveau national).

Un panneau électoral du Likoud avec Benyamin Nétanyahou, prise par l’auteure à Kiryat Gat, Israël en 2015.

Ces tendances peuvent s’expliquer par la situation fragile de ces villes, l’attitude condescendante des habitants des villes du centre comme Tel-Aviv, l’absence relative de représentants politiques du centre et de la gauche, et surtout, leur histoire, en marge du récit national.

Des villes vulnérables

Ces cités sont maintenues en périphérie du pays, et ce dans tous les sens du terme.

Leur situation frontalière les rend vulnérables aux différentes guerres menées entre Israël et ses voisins (le Liban et Gaza en particulier). Quant à la situation économique, marginale dès les premières années de l’état, elle s’est encore détériorée avec l’adoption d’une économie de marché et le retrait de l’état à partir des années 1980. L’indice socio-économique de ces villes est faible (même si la situation varie d’une ville à l’autre) ; le salaire moyen est 20 % sous la moyenne nationale et représente pour certaines villes la moitié du salaire moyen à Tel-Aviv ; le chômage est plus important d’environ 3 points ; et la proportion de logements sociaux est élevée.

Néanmoins, comme l’affirment les politologues Aviad Rubin, Doron Navot et As’ad Ghanem, à propos des élections législatives de 2013, les candidats qui emportent les élections générales ces dernières années sont issus de partis qui consacre l’économie libre de marché, la baisse des allocations, l’affaiblissement des syndicats, et en général, l’effritement de l’état – autant de politiques qui pénalisent les périphéries. Alors que les gouvernements Nétanyahou n’ont pas mis en place beaucoup de mesures concrètes pour ces villes, ce dernier continue à s’identifier comme une « victime des élites », au même titre que ses électeurs.

Quelles sont les raisons qui poussent les nouveaux venus, ainsi que les enfants et petits-enfants d’immigrés résidents des villes périphériques, premières victimes de ces changements, à soutenir un agenda politique néo-libéral d’une part ; et va-t-en guerre d’autre part ?

Un soutien massif pour le Likoud

A l’issue des élections du 9 avril 2019, malgré les scandales de corruption qui pèsent sur le candidat sortant Nétanyahou, son parti le Likoud, obtient une faible majorité (1,140,370 votes devançant les 1,125,881 votes de son opposant Gantz, du parti Bleu Blanc).

L’analyse des résultats montre alors que les électeurs des villes périphériques (soit 17 % de l’électorat) soutiennent massivement le Likoud et la droite en général. En comptant seulement les votes de ces 30 villes, le Likoud obtient 39 % des votes (au lieu de 27 % au niveau national).

Deux types de commentaires accompagnent ces résultats. Beaucoup supposent que les électeurs des périphéries votent pour l’homme qui leur assurerait leur sécurité, ce que M. Nétanyahou représente en effet pour eux, comme le révèle une enquête du New York Times réalisée avant les élections d’avril 2019 à Kiryat Malachi et Sderot, villes situées près de la bande de Gaza.

Montage photo ayant circulé sur les réseaux sociaux en avril 2019. En haut, les résultats pour le Likoud (43,5 %) et le parti Bleu Blanc (9,2 %) dans la ville de Sderot. En bas, les résidents de Sderot en proie aux tirs venant de la bande de Gaza, alors que M. Nétanyahou (Bibi) dort.

Mais, et de façon plus affligeante, subsiste l’idée que les enfants de ces immigrés établis aux frontières votent pour le Likoud sans réfléchir et qu’ils seraient « idiots ». Si un tel discours est dénoncé, il perdure néanmoins au sein d’une certaine société israélienne.

Ainsi, sur les réseaux sociaux, des électeurs du centre ou de la gauche suggèrent d’arrêter de protéger les habitants des villes proches de Gaza. Cette image par exemple, qui a circulé sur Facebook après les élections d’avril 2019, s’accompagnait régulièrement de messages tels que « doit-on continuer à envoyer des militaires à Sderot ? »

A quelques jours des élections de ce début septembre 2019, la gauche et le centre ont changé de tactique : au lieu de se positionner comme la seule alternative à M. Nétanyahou, ils ont appelé les électeurs à voter pour la démocratie.

Malgré cette rhétorique – relativement nouvelle – destinée à contrer les campagnes agressives de Nétanyahou, les résidents des villes périphériques demeurent fidèles à la droite dure.

Un vote en réaction à « la bulle » de Tel-Aviv

Les facteurs qui semblent inciter les immigrés et enfants d’immigrés installés dans les villes périphériques à voter pour la droite israélienne ne sont pas, selon mon travail de doctorat, liés à leur manque d’adhérence à la démocratie, à leur obsession sécuritaire, et certainement pas à leur manque de perspicacité.

Beaucoup des résidents des villes périphériques perçoivent la gauche et le centre israélien comme représentants les intérêts de l’élite économique et culturelle, qu’ils projettent sur la ville de Tel-Aviv – la « bulle ».

Sonia Getzel Shapira, café branché de Tel-Aviv, où vit une « bulle » culturelle et économique (ici en 2010). Edward Kaprov/Flickr, CC BY-NC-ND

Ils souhaitent – et ce de longue date – obtenir une reconnaissance de leur participation à l’établissement de l’état, pour lequel ils considèrent avoir payé le prix fort. Cette reconnaissance est surtout symbolique. Comme l’un des participants à mon enquête explique :

« on ne peut pas vivre dans une région qui a une histoire aussi riche, sans avoir de relation avec cette histoire, ou sans avoir une place dans le scénario. Et les jeunes ont grandi comme ça [dans les villes périphériques] : ils n’ont pas grandi avec l’impression que papi ou mamie avait fait quelque chose de spécial. […] C’est ce qui entraîne le sentiment d’être un oublié de l’histoire ».

Se distancier des Palestiniens

Ces revendications sont de plus en plus audibles, précisément grâce au support de la droite. A titre d’exemple, la ministre de la culture et membre du Likoud Miri Regev fait de la réhabilitation de la culture juive orientale son cheval de bataille (bien qu’elle ne fasse pas l’unanimité). En général, il existe un consensus dans le monde universitaire israélien et au-delà, que l’identité « orientale », soit des juifs immigrés du monde arabe,

« est produite dans les périphéries sociales et économiques, non pas comme une orientation culturelle distincte, mais comme un sens diffus d’origine commune et de solidarité, alimenté par une marginalité et une souffrance persistence ».

En d’autres termes, les habitants des villes périphériques, dont une grande partie sont issus de l’immigration juive des pays arabes voisins, veulent se distancier des Palestiniens en affirmant leur loyauté au projet politique israélien.

Cette identité périphérique a été récupérée, d’abord par les mouvements sociaux orientaux dans les années 1970 et 1980 (comme celui des Black Panthers israéliens ou du Mizrahi Democratic Rainbow), puis par la droite israélienne, qui a « créé un sentiment de menace, en intensifiant le sentiment de vivre près d’une frontière exposée ».

Alors que les immigrés originaires d’Asie et d’Afrique et leurs enfants tournent le dos aux partis de la gauche qui ont oeuvré à leur installation dans les années 1950, et qu’ils considèrent comme les responsables de la ségrégation dont ils ont été victimes, la droite dure israélienne s’est faite leur porte-parole symbolique.

Les partis de la droite dure présents dans les conseils municipaux

Les partis de la droite dure israélienne profitent également d’un ancrage local bien établi. Les maires et conseillers municipaux de ces villes sont principalement des soutiens du Likoud, du parti religieux séfarade Shas ou encore du parti ultra-nationaliste russophone Yisrael Beitenu – ces deux derniers partis étant directement des partis représentant des immigrés.

Mardi 17 septembre au soir, M. Lieberman du parti Yisrael Beitenu, a remercié les maires et les conseillers municipaux membres de son parti pour leur soutien. En effet, j’ai eu l’occasion de filmer la campagne de ce parti lors des élections de 2015, et de me rendre compte de l’importance du rôle des élus locaux (voir l’extrait vidéo ci-dessous).

L’absence de la gauche et du centre dans les villes périphériques ne se limite pas aux campagnes électorales. Les conseils municipaux comptent peu de conseillers qui soutiennent les partis de gauche, à l’exception de conseillers des partis dits « arabes » dans les quelques villes qui comptent des résidents Palestiniens, telles Acre. Ainsi, la plupart des électeurs de ces métropoles ont rarement rencontré un politicien du centre ou de gauche.

Dans un pays où la culture politique privilégie la proximité, les candidats qui rencontrent les électeurs des périphéries ou qui sont eux-mêmes originaires de ces villes – comme Mme Levy-Abukassis dans l’extrait vidéo ci-dessus, originaire de Beit She’an, ancienne numéro 2 d’Yisrael Beitenu et aujourd’hui au parti travailliste – sont plus populaires.

D’ailleurs, lors de la semaine électorale du 17 septembre, le parti Bleu Blanc ou les partis de gauche n’ont plus tenté de gagner des votes dans les villes périphériques, mais de convaincre les résidents de Tel-Aviv d’aller voter plutôt que d’aller à la plage – comme le publie le quotidien Haaretz en ligne le 17 septembre 2019.

Reproduire une identité de « juifs européens »

En général, les différents entretiens que j’ai pu récoltés lors de mon travail de terrain ont confirmé que les habitants des villes périphériques et leurs représentants locaux ne cherchent pas à produire une identité israélienne plus ouverte, notamment aux Palestiniens. Au contraire, ils se rallient plutôt au discours de Nétanyahou et de ses partenaires qui promeuvent une identité juive européenne au détriment des Palestiniens d’Israël, marquant ainsi leur appartenance au groupe dominant, tout en se distanciant de leur identité arabe.

Quant aux immigrés de l’ex-URSS arrivés après 1989, et alors que la majorité dominante émettent des doutes quant à leur véritable identité juive, le ralliement à la droite dure, du Likoud et d’Yisrael Beitenu, est peut-être un moyen de réitérer leur loyauté.

Ce processus paradoxal intervient donc en dépit de la marginalisation que tous ces résidents subissent. Ces prochaines semaines, les différents partis entament un processus de négociation pour former le gouvernement. Si le bloc de droite y parvient, prendra-t-il vraiment au sérieux les inégalités structurelles qui pèsent sur les immigrés et enfants d’immigrés des villes périphériques ?

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