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Des soldats montent la garde près de cercueils. Un attentat a frappé la cathédrale au sud de l'ïle de Mindanao le 28 janvier 2019. NICKEE BUTLANGAN / AFP

Pourquoi les processus de paix échouent-ils ?

Depuis la défaite de Daech en Syrie, les membres de l’organisation terroriste exportent leurs méthodes dans d’autres parties du monde. L’un des lieux qui attire leur convoitise est la région de Mindanao, au sud des Philippines.

Ce terrain est propice à la radicalisation. Différents clans et groupes militants extrémistes se disputent le contrôle de l’économie parallèle : drogue, extorsion, enlèvements et autres sources de revenus illicites.

En 2017, des groupuscules extrémistes liés à Daech et, auparavant, à Al-Qaïda ont attaqué le gouvernement philippin pendant six mois pour tenter de s’emparer de Marawi, une ville de 200 000 habitants. L’affrontement a laissé derrière lui un champ de ruines et a fait plus d’un millier de morts.

Depuis plusieurs années je travaille, sur les pays qui ont survécu à des guerres civiles liées à des problématiques identitaires. J’analyse notamment l’importance et la portée de ces problématiques dans le retour à la paix.

La majorité des accords de paix modernes sont rompus dans les cinq ans. Pourquoi ces traités sont-ils voués à l’échec ?

Deux nations pour un seul pays

Les Philippines comptent environ 5 millions de musulmans, qui vivent aujourd’hui en majorité sur une partie de l’île de Mindanao et sur un archipel de plus petites îles, dans une zone de 13 000 kilomètres carrés seulement. Ils se donnent le nom de peuple Moro et se considèrent membres d’une nation séparée du reste des Philippines, qu’ils appellent Bangsamoro.

Mindanao fait partie des îles du sud des Philippines. Google, 2019

À l’origine, les Moros vivaient sur toute la superficie de Midanao, la deuxième plus grande île des Philippines. Quand l’archipel a été colonisé par l’Espagne à partir de 1565, puis par les États-Unis en 1898, les Moros ont conservé leur culture et leurs langues, tandis que le reste du pays a adopté l’espagnol et le Christianisme.

Cependant, les États-Unis ont commencé à mener une politique encourageant des colons chrétiens du reste du pays à s’installer à Mindanao et à déposséder les habitants de leurs terres. Cette politique a été poursuivie par le gouvernement central après que les Philippines ont obtenu leur indépendance.

En 1982, les Moros ne possédaient plus que 18 % de la terre où ils vivaient. Aujourd’hui, cette région est la plus pauvre et la moins développée du pays. Selon l’Institut de statistiques des Philippines, le PIB par habitant y est d’environ 650 dollars, soit 20 % de la moyenne nationale, et la plupart des Moros cultivent la terre pour se nourrir.

Depuis les années 1970, des groupes armés se battent pour leur indépendance dans la partie de l’île de Mindanao occupée par la nation Bangsamoro. Selon les estimations, ce conflit aurait déjà fait près de 120 000 morts. En dépit des accords de paix signés avec les différents groupes, l’anarchie et la violence règnent toujours dans certaines zones de l’île.

Des revendications identitaires exacerbées par des griefs persistants

Utiliser des marqueurs identitaires pour mobiliser une communauté et créer un conflit est un mécanisme bien connu. Ne pas prendre en compte les revendications identitaires dans les accords de paix revient souvent à les rendre caduques. Aux Philippines, le gouvernement a plusieurs fois échoué à satisfaire les Moros et reconnaître que l’archipel est un État multinational où toutes les communautés ont les mêmes droits. Les Moros sont toujours une minorité de seconde zone dans leur propre pays, sans gouvernement indépendant et sans investissements.

Il est donc essentiel de prendre en considération ces revendications identitaires. D’une part, accorder davantage de droits et d’autonomie aux minorités consolide la paix en réduisant les griefs de ces communautés. D’autre part, cette autonomie les aide à s’unir et renforce leur sens d’une identité commune.

Mes recherches montrent que les accords de paix n’ont pas apaisé les doléances des Moros. En 1996, le gouvernement a signé un premier traité de paix avec les rebelles). Cependant, l’autonomie attendue n’a pas eu la portée escomptée, notamment parce que les musulmans ont eu le sentiment d’avoir été assimilés à la culture majoritaire.

Le président des Philippines, Rodrigo Duterte (au premier rang, au centre), fait le signe de la paix aux côtés du président du Front moro islamique de libération (MILF), Murad Ebrahim (premier rang, troisième en partant de la droite), à Manille le 22 février 2019. Noel Celis/AFP

L’ex-chef des rebelles s’est ainsi présenté aux élections, mais en tant que membre du parti du président philippin. La région n’a pas obtenu le contrôle espéré sur son budget, restant dépendante de subventions aléatoires du gouvernement central. Les Moros n’ont pas non plus obtenu d’être représentés politiquement au gouvernement, où les nominations étaient optionnelles. En outre, les ex-rebelles ont été accusés d’utiliser leurs fonctions politiques à des fins d’enrichissement personnel, alors que la situation du peuple Moro ne s’est guère améliorée.

Un terrain fertile pour Daech

Ce traité de paix a échoué car il n’a non seulement pas apaisé les griefs des Moros mais non plus servi à les unir ni à leur apporter une réelle représentation politique.

D’autres groupuscules islamistes ont continué le combat. Un accord de paix a été signé avec l’un d’eux en 2014, bien qu’il n’ait pas été ratifié par le Congrès philippin que quatre ans plus tard. Reste à voir si les concessions accordées seront susceptibles de créer un sentiment d’unité au sein du peuple Moro, réduire leurs doléances et améliorer leur autonomie politique.

En attendant, islamistes extrémistes et clans rivaux ne cessent de raviver les tensions, un terrain fertile pour les recruteurs de Daech.

Toutefois, tous les conflits identitaires n’ont pas nécessairement ce genre d’issue incertaine. Pour mieux comprendre les processus à l’œuvre, j’ai également étudié une situation similaire, dont la résolution a été très différente.

Des résidents passent devant des boutiques fermées et couvertes de graffiti pro-Daech en rentrant chez eux à Marawi, sur l’île de Midanao, au sud des Philippines, le 24 octobre 2017. Ted Aljibe/AFP

Une issue plus favorable en Indonésie

La province d’Aceh, à l’extrême ouest de l’Indonésie, est la région la plus islamique du pays. Elle a longtemps été le foyer d’un combat larvé pour l’indépendance, qui a fait près de 15 000 morts.

Comme à Mindanao, il s’agissait en grande partie d’un conflit identitaire lié à une région fière de son indépendance passée mais devenue l’une des plus pauvres et exploitées du pays. Ce ressentiment a constitué un puissant moteur pour mobiliser à la fois les combattants du mouvement armé et leurs soutiens au sein de la population civile.

Quand la paix a été signée entre le gouvernement indonésien et les combattants armés du Mouvement pour un Aceh libre (GAM) en 2005, le traité a accordé une autonomie significative à la région d’Aceh, y compris le contrôle de ses revenus, une représentativité politique au niveau local, et la reconnaissance de sa spécificité religieuse, linguistique et culturelle. Aceh a obtenu des pouvoirs qu’aucune autre région du pays ne possède, et s’autogouverne comme une entité distincte. Depuis l’accord de paix, la province est paisible et investit à grande échelle dans sa reconstruction.

Pourquoi cet accord de paix a-t-il été un succès ?

Mes recherches indiquent que le fait d’accorder davantage de droits identitaires à une communauté lui permet de fonctionner de façon plus cohérente en tant qu’État dans l’État. La province d’Aceh contrôle son budget, détermine sa politique de développement, investit dans son système d’éducation, son système judiciaire, et dispose de son propre chef de gouvernement, même si son rôle reste symbolique. Ces droits, ces pouvoirs et ces institutions contribuent à unifier la province.

Des membres d’un groupe séparatiste posent après avoir déposé les armes à Ladang Baro, à l’est d’Aceh, le 29 décembre 2015. Plus d’une centaine d’anciens combattants séparatistes de la province d’Aceh, dans l’ouest de l’Indonésie, se sont rendus aux autorités. Januar/AFP

Une reconnaissance officielle unifie des groupes disparates

La région n’est pas exempte de dissensions. Diverses factions politiques tentent de gagner le soutien de la population en revendiquant une vision extrémiste et réductrice de l’Islam. Cependant, ces divergences de vue restent confinées à la sphère politique, et n’empêchent pas la création d’une telle sphère, comme à Mindanao. Un retour à la violence semble inenvisageable.

L’accord de paix d’Aceh a fonctionné parce que, d’une part, il a apaisé les griefs et les doléances d’ordre économique des habitants et leur a octroyé du pouvoir politique. D’autre part, il a donné une identité distincte et unifiée à la province. En la reconnaissant officiellement, le gouvernement indonésien a dissipé le ressentiment de la population à l’égard du pouvoir central.

Les revendications identitaires sont souvent utilisées pour mobiliser les combattants. Faire des concessions autour de ces revendications peut aider à rétablir la paix en apaisant les griefs des communautés concernées, mais aussi en créant un sens de l’identité plus cohérent. Les gouvernements répugnent souvent à reconnaître les minorités, craignant que leur donner des droits suscite en elles le désir d’une plus grande autonomie.

Toutefois, une reconnaissance officielle peut aussi unifier ces groupes en créant une nation confiante et cohérente, capable de réclamer une meilleure gestion interne, une meilleure représentation politique et, à terme, une paix plus durable.


Traduit de l’anglais par Iris Le Guinio pour Fast ForWord.

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This article was originally published in English

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