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Pourquoi Malthus fut, au fond, le premier anti-malthusien

Thomas Robert Malthus (1768-1834). Détail du tableau de John Linnel. (The Masters and Fellows of Jesus College, Cambridge.) Jesus College, Cambridge

Un immense malentendu entoure Thomas Robert Malthus (1766-1834). Comme souvent les grands penseurs il est souvent cité sans avoir été vraiment lu, d’où un lourd contresens ; Malthus, loin de dénoncer le risque de surpopulation, a proposé un modèle de croissance démo-économique profondément original. Celui-ci est presque totalement méconnu, en raison des arguments pseudo-scientifiques et des affirmations idéologiques qui n’ont cessé, à travers les siècles, d’être assénés en son nom, invoqué comme autorité suprême.

Fécondité et misère

Commençons par la thèse de la double progression : la croissance géométrique de la population (1, 2, 4, 8, 16, 32, 64 millions de personnes avec un doublement tous les 25 ans) écrit-il en 1798 dans « L’Essai sur le principe de population », était infiniment plus rapide que celle des ressources indispensables à sa survie (qui augmentait au maximum selon une progression arithmétique « de raison 1 », soit 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7). Le déséquilibre n’était certes que potentiel, car la croissance de la population était immédiatement sanctionnée par la famine et la mort, mais il constituait une terrifiante et permanente menace, la trop forte fécondité étant inéluctablement associée à une aggravation de la misère.

Et pour Malthus, telle était bel et bien la situation des classes sociales les plus défavorisées de l’Angleterre. La théorie devenait ainsi le fondement d’une doctrine de population : la dénonciation du comportement « irresponsable » des pauvres, répétée à travers toute l’Europe jusque vers 1870 environ, alimenta le discours conservateur attentif à étouffer toute remise en cause de l’ordre social.

En France par exemple en 1848, en pleine crise économique, sociale et politique fut assénée l’affirmation que « la cause de la misère des ouvriers, c’est leur trop grand nombre d’enfants ». Elle suscita en retour la haine des progressistes : « il n’y a qu’un homme de trop sur terre c’est M. Malthus » rétorqua aussitôt Proudhon. Cette arme idéologique redoutable fut progressivement abandonnée face au constat que les classes moyennes et inférieures avaient de moins en moins d’enfants tandis que leur niveau de vie s’élevait et Malthus tomba dans un oubli relatif, lorsque l’on commença à craindre la dépopulation, signe du « Déclin de l’Occident » (Oswald Spengler).

Instrumentalisation politique de la démographie

Pourtant il ne tarda pas à connaître une seconde gloire posthume avec la prise de conscience de la croissance de l’Inde, dont l’énorme population était plongée dans famines et misère chroniques. D’où un profond désaccord entre ceux pour qui la bombe démographique était la cause du sous-développement et les représentants de certains pays en développement qui affirmèrent à l’inverse, lors de la mémorable Conférence mondiale sur la population de Bucarest en 1974, que « le meilleur des contraceptifs était le développement ». Quant aux débats actuels sur la bombe démographique mondiale de 11 milliards d’habitants en 2100 et sur le développement durable, ils font implicitement ou explicitement référence à Malthus.

Son ombre plane donc sur la démographie et plus précisément sur son instrumentalisation idéologique et politique. De tels rebondissements historiques pourraient laisser penser que ce premier modèle de la double progression, avec sa mécanique irréfutable, a eu un étonnant pouvoir d’attraction.

Relire Malthus… et le lire vraiment

Mais l’œuvre de Malthus est beaucoup plus complexe. Par exemple il n’a jamais recommandé la contraception pour réduire la fécondité, pour des raisons religieuses et économiques, contrairement aux « néo-malthusiens » français, anglais ou suédois des XIXe et XXe siècles, qui en firent une priorité majeure pour améliorer la condition ouvrière. De même les politiques actuelles de contrôle de la croissance démographique, qui se définissent elles aussi comme « malthusiennes » visent à lever cet obstacle jugé dévastateur pour le développement.

Ensuite on ignore que dans le même chapitre de l’Essai sur le principe de population, il développe quelques pages plus loin un second modèle de croissance démographique et économique permanente dans le secteur agricole, en totale contradiction avec le premier modèle où le plafond des subsistances freine nécessairement la croissance de la population. Le report des mariages et des naissances, lorsque les récoltes sont mauvaises, est devenu le moteur de simples fluctuations de la croissance démographiques, la mortalité ne joue plus aucun rôle et on n’observe plus de diminution de l’effectif de la population.

Une pensée économique

De telles contradictions dans l’analyse démographique suffiraient à conclure à l’incohérence totale de la pensée. Mais est-ce vraiment le cas, les lecteurs pressés, y compris des démographes sérieux, ne commettent-ils pas l’erreur grossière de s’en tenir à cette seule dimension, en oubliant que la pensée est aussi économique ? Malthus publia en 1820 des Principes d’économie politique au moins aussi importants que ceux de Ricardo.

Marx et Keynes ne s’y sont pas trompés, qui ont trouvé chez Malthus des éléments décisifs pour leurs constructions théoriques respectives. Contre l’optimisme de la pensée économique classique selon laquelle aux crises succède toujours le retour à l’équilibre.

Par exemple, Malthus a eu le premier l’intuition d’un « general glut », d’un encombrement général des marchés, d’une crise structurelle de sous-consommation, que Keynes théorisa en 1932. Malthus, en plein triomphe du libéralisme et de la doctrine de l’État-gendarme, recommanda en effet en 1820 la mise en œuvre de programmes de travaux publics, soit 110 ans avant le New Deal d’inspiration keynésienne de Roosevelt.

Une démarche interdisciplinaire

La seule façon de rendre justice à la pensée de Malthus, plutôt que de le considérer comme une vielle lune incohérente, est d’adopter une démarche authentiquement interdisciplinaire. Il apparaît alors qu’il fut en réalité le premier grand théoricien de la croissance démo-économique.

Témoin attentif de l’Angleterre de la révolution industrielle, il montre d’abord que la complémentarité des trois grands secteurs, agriculture, industrie et commerce, est la plus favorable aussi bien à l’emploi qu’à la production et à sa commercialisation nationale et internationale.

Croissance démographique et économique à long terme sont donc compatibles. À court terme, la démographie va aussi s’adapter à l’économie. En période de crise, le report des mariages des célibataires et l’utilisation accrue de la contraception par les couples mariés permettent de freiner la fécondité et donc d’ajuster la main-d’œuvre aux besoins de l’économie.

Inversement, en cas de reprise économique, la fécondité pouvait augmenter rapidement, avec un délai de 5 à 10 ans, car à son époque les enfants étaient mis au travail très tôt. Dans ce modèle global, le raisonnement est donc conduit à court et long terme, au niveau macro-démographique et économique et à celui « micro » des comportements individuels, et nous sommes bien loin de la simpliste double progression.

Triomphe du démographe, marginalisation de l’économiste

On peut se demander pourquoi Malthus le démographe est passé à la postérité alors que l’économiste est tombé dans l’oubli. Premier élément de réponse, « l’épouvantail malthusien » n’a cessé d’être agité à travers les siècles. Ensuite, l’économiste, qui s’inscrivait en porte à faux par rapport à l’optimisme de l’économie classique, était bien trop dérangeant pour les classes dirigeantes.

Aujourd’hui, les projections démographiques alarmantes sur la population mondiale et en particulier sur l’Afrique exercent une sorte de fascination, alimentée par un sentiment d’urgence, alors que les problèmes du sous-développement sont bien moins mobilisateurs au niveau de l’opinion publique. On s’habitue à la misère des autres, mais la bombe démographique suscite l’effroi. L’histoire se répète.

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