Menu Close

Une expédition pour découvrir de nouvelles espèces de drosophiles au Costa Rica

La jungle au Costa Rica. Frédéric Tournier, Fourni par l'auteur

La recherche en biologie comporte depuis des siècles des approches basées sur l’observation du monde vivant et de son immense diversité. À partir du XVIIIe siècle, les expéditions se multiplient avec l’intention d’identifier la faune et la flore de nouvelles régions inexplorées. À la fin du XIXe siècle sont créées des stations maritimes qui permettent d’étudier sur place et dans des laboratoires appropriés la faune et la flore marines. Plus récemment, de grandes expéditions scientifiques ont été réalisées aussi bien en Antarctique que sur les océans. D’autres expéditions scientifiques récentes visaient encore à réaliser un inventaire faunistique de la forêt en Amazonie guyanaise, permettant notamment d’identifier de nouvelles espèces animales et végétales.

Au-delà de ces grandes expéditions nécessitant des moyens très importants, il est intéressant de noter chez les scientifiques un nouvel élan pour des missions scientifiques variées de moindre envergure. En effet, la recherche fondamentale a pendant longtemps été confinée dans le cadre strict de laboratoires, en utilisant des modèles biologiques élevés sur place. Cependant, l’émergence de nouveaux outils comme le séquençage génomique à haut débit ou la microscopie à haute résolution, permet dorénavant d’aborder beaucoup plus facilement l’étude de nouveaux organismes découverts dans un cadre naturel.

Une mission scientifique dans une forêt tropicale primaire

Au mois de janvier 2022, sept chercheurs français et autrichien provenant de sept laboratoires différents ont entrepris une expédition scientifique au Costa Rica dans le but de collecter des spécimens de nouvelles espèces endémiques de drosophiles.

Portraits des six chercheurs. Frédéric Tournier, Fourni par l'auteur

Les drosophiles (ou mouches du vinaigre) sont de petites mouches qui vivent sur des fruits très murs. Elles sont totalement inoffensives pour les humains, les animaux et, le plus souvent, les cultures, et elles sont présentes dans la plupart des habitats humains. L’espèce la plus étudiée, Drosophila melanogaster, est très commune et présente des propriétés remarquables : caryotype simple, facilité d’élevage, petite taille, reproduction rapide, temps court de génération (deux semaines) et ainsi, elle donne la possibilité d’obtenir de grandes populations. Elles sont étudiées depuis plus d’un siècle dans de très nombreux laboratoires du monde entier : la drosophile est l’un des modèles animaux les plus utilisés en génétique, en écologie, en neurologie et pour des études comportementales.

Drosophiles. Frédéric Tournier, Fourni par l'auteur

Ce système modèle a permis des découvertes fondamentales dans le domaine de la génétique et de la biologie du développement donnant lieu à six prix Nobel de physiologie ou médecine entre 1933 et 2017. Bien que l’espèce Drosophila melanogaster soit la plus étudiée depuis des décennies, il existe plus de 1500 espèces de drosophiles décrites. Beaucoup d’autres espèces attendent encore d’être découvertes, notamment les espèces endémiques, vivant exclusivement dans les régions tropicales comme le Costa Rica, dont l’habitat naturel primaire a été relativement bien conservé.

Outre l’intérêt de la biologie et de la génétique de la drosophile, plusieurs autres questions scientifiques ont été adressées par les chercheurs.

Des éléments génétiques mobiles correspondant à des virus ou à des éléments transposables (transposons et rétrotransposons) existent en association étroite avec les drosophiles et leurs bactéries symbiotiques. Un élément transposable est une séquence d’ADN capable de se déplacer de manière autonome dans un génome, par un mécanisme appelé transposition. Cette transposition est rendue possible sous l’effet d’enzymes produites par l’élément, qui coupent la chaîne d’ADN et en réalisent une copie, et la transfèrent ensuite à un autre endroit du génome.

[Plus de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Présents chez tous les organismes vivants, les éléments transposables ont été initialement considérés comme des parasites des génomes, ils en sont pourtant des constituants majeurs, notamment chez les eucaryotes. Ces séquences d’ADN mobiles, répétées et dispersées, sont considérées comme des moteurs puissants de l’évolution des génomes, et donc de la biodiversité. En effet, on s’est aperçu récemment que les transposons ont la capacité de remodeler les génomes d’une manière beaucoup plus efficace que les simples mutations, grâce aux remaniements fréquents qu’ils induisent dans les chromosomes.

Concernant les bactéries symbiotiques, il a aussi été démontré qu’elles permettaient à leur hôte de résister aux arbovirus, une famille de virus à ARN. Cette propriété est conservée chez d’autres insectes comme les moustiques. Ainsi, l’Institut Pasteur a relâché en Nouvelle-Calédonie des millions de moustiques porteurs de la bactérie Wolbachia pour combattre des épidémies virales telles que la Dengue. Il est par conséquent d’un intérêt scientifique certain de caractériser non seulement les espèces de drosophiles, mais également de détecter la présence de ces bactéries symbiotiques et des éléments génétiques spécifiques, grâce aux outils modernes de biologie moléculaire et de bio-informatique.

Un autre aspect concerne la mesure du vieillissement des drosophiles. Cette étude pourrait permettre de mieux comprendre les mécanismes de la sénescence. Un test simple basé sur une mesure de la perméabilité de l’intestin permet de l’évaluer. En effet, la diffusion d’un colorant additionné à la nourriture dans l’organisme est un signe avant-coureur de la mort naturelle chez la drosophile. Il était important de reproduire ces expériences sur différentes espèces de drosophiles prélevées dans la nature, et d’évaluer leur longévité.

Départ pour le Costa Rica

Comme pour toute expédition, une première phase essentielle a été sa préparation technique, scientifique et administrative, incluant notamment les demandes de permis de prélèvements et d’exportation du matériel biologique. Cette préparation a eu lieu pendant plusieurs mois en 2021 et planifiée pour une période de deux semaines, en janvier 2022, pendant la saison sèche au Costa Rica. Il fallait aussi lister l’ensemble du matériel nécessaire et trouver un lieu pour effectuer les premières observations. C’est la station biologique tropicale de La Gamba, au sud-ouest du Costa Rica, à la lisière de la forêt tropicale, qui a été choisie, grâce aux liens étroits de la station avec l’Université de Vienne à laquelle appartient un chercheur de l’expédition.

La station de La Gamba, Costa Rica. Frédéric Tournier, Fourni par l'auteur

Une partie du matériel a été acheminée par avion, l’autre partie étant présente sur place, à la station biologique. C’est à partir de cette station, qui accueille des chercheurs pour des projets scientifiques variés autour de l’écologie et de la biodiversité, que les collectes de drosophiles ont été organisées.

Des zones de prélèvements ont été choisies, à des distances le plus souvent réalisables à pied en une demi-journée afin de déposer des pièges spécifiques contenant des fruits très murs. Les drosophiles peuvent également être piégées dans un filet lorsqu’elles sont découvertes près d’un arbre fruitier ou d’une espèce de champignons particuliers. Après 48 heures, les pièges sont rapportés au laboratoire. Les Drosophiles piégées sont récupérées par aspiration, puis endormies afin d’identifier leur phénotype, c’est-à-dire leur appartenance à un groupe décrit ou par chance, à aucun groupe connu, déterminant ainsi une nouvelle espèce.

Le court métrage « DrosoRica », Frédéric Tournier, enseignant-chercheur à l’Université Paris Cité.

Les drosophiles sont ainsi triées sous loupe binoculaire puis transférées dans des tubes contenant une nourriture appropriée. Chaque tube contient une femelle, permettant d’obtenir une lignée de mouches de la même espèce (lignée isofemelle). L’ensemble des lignées isofemelles d’une espèce donnée reflète la diversité génétique de la population. Les drosophiles peuvent être endémiques ou invasives, provenant d’autres régions ou d’autres pays, rapportées pas l’activité humaine. Près de 500 tubes référencés contenant chacun une femelle ont été ainsi préparés au cours de l’expédition.

Parallèlement, plusieurs milliers d’individus, mâles et femelles, ont été massivement collectés dans des lieux différents et directement plongés dans l’alcool pur. Ces individus ont été ramenés dans les laboratoires européens des membres de l’expédition, et seront analysés morphologiquement. Leur génome sera partiellement séquencé pour confirmer leur appartenance à une espèce connue ou à une nouvelle espèce.

Des femelles qui se reproduisent sans mâles

Une espèce retient particulièrement l’attention des chercheurs, Drosophila mangabeirai. Cette espèce, découverte dans les années 1950 au Costa Rica, rapportée aux États-Unis et maintenue quelques années en laboratoire, a ensuite été perdue et jamais retrouvée depuis. Elle est très particulière, puisqu’elle est décrite comme parthénogénétique : les femelles se reproduisent exclusivement sans mâles ! C’est la seule espèce de drosophile connue qui se reproduit de cette façon. Un des buts de cette expédition était la redécouverte de cette espèce si précieuse pour les généticiens, qui conduirait de nombreux laboratoires vers des expériences nouvelles et originales. Si le phénomène de parthénogenèse est décrit dans d’autres espèces animales, comme l’abeille ou le puceron, étudier finement les mécanismes moléculaires et cellulaires permettant ce type exceptionnel de reproduction pourrait être favorisé par les très nombreux outils génétiques et moléculaires connus chez la drosophile.

Cette courte mission est d’ores et déjà une réussite, car elle a rapproché les personnalités et créé de nouvelles collaborations. Le matériel biologique collecté, vivant ou fixé, représente une source importante de données biologiques. Le travail d’analyse nécessitera plusieurs années. Quelles seront les retombées scientifiques de cette mission ? Sur la biodiversité des espèces, la découverte ou la redécouverte de nouvelles espèces, la longévité des organismes, la caractérisation de nouvelles bactéries symbiotiques ou le transfert d’éléments génétiques entre les espèces. Au-delà des avancées dans ces domaines connus, l’espoir de découvrir de nouveaux phénomènes biologiques anime les chercheurs. Cette mission montre aussi que la recherche scientifique doit sans cesse explorer de nouveaux horizons.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,500 academics and researchers from 4,943 institutions.

Register now