« Je mesure la droitisation des esprits, ce danger qui progresse depuis des années : on ne peut pas s’empêcher de penser à l’avant-guerre ». Annie Ernaux, dans cet entretien accordé au Nouvel Obs, croit reconnaître les années 1930, pour le pire, dans le visage incertain du monde qui se reconfigure 30 ans après l’espoir d’une « fin de l’histoire » marquée par le triomphe de la démocratie libérale sur le bloc soviétique.
Les publicistes sont saisis par l’effroi de l’éternel retour. En 2014, l’universitaire Philippe Corcuff publie Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard. En 2017, Farid Abdelouahab et Pascal Blanchard s’inquiètent : Les Années 30. Et si l’histoire recommençait ? La quatrième de couverture assume la réduction du raisonnement analogique à la répétition : « Notre présent apparaît comme un fascinant écho de ces années 30 ».
La hantise de la répétition
Le philosophe Michaël Foessel relit le passé à partir des préoccupations présentes, avec son Récidive. 1938, qui interroge plus subtilement la permanence des périls qui ont existé dans les années 1930 ; il se plonge dans la presse de 1938, pris « d’un doute sur la réalité du bégaiement de l’histoire ».
D’autres titres versent dans le prophétisme, pour ne pas dire le simonisme (monnayer des prophéties) comme l’écrit François Langlet, dans Tout va basculer. La pandémie virale aiguise cette crainte qui prospère depuis le milieu des années 2010. Un diplomate essayiste voit se lever « l’ombre portée des années 1930 » qui « doit inspirer stupeur et humilité » en levant le regard sur l’avenir. Les hommes politiques ne sont pas immunisés contre cette hantise. L’analogie vient à Manuel Valls en 2014. Le ministre de l’Intérieur trouve à notre temps un « point commun avec les années 1930 » :
« L’anti-républicanisme et la détestation violente dans les mots comme dans les actes » des valeurs et principes républicains (Le Journal du Dimanche, 2 février 2014).
Emmanuel Macron, élu à la présidence de la République sur le refus du clivage bi-partisan, donne en novembre 2018 un entretien à Ouest-France titré : « Le moment que nous vivons ressemble à l’entre-deux-guerres ».
Le ressort analogique conduit à comparer les difficultés de notre temps à celles des années 1930. La crise financière de 2008 rappelle celle de 1929, avec son lot de malheurs sociaux. L’affirmation de la Chine rappelle le passage de relais de l’entre-deux-guerre au profit des États-Unis.
Le retour des « égoïsmes nationaux »
La pandémie mondiale et les réponses apportées, frontières closes, ruées rivales des États sur les moyens de lutte contre la propagation du virus, rappellent le retour des « égoïsmes nationaux » des années 30, lorsque les gouvernements choisissaient la hausse des tarifs douaniers et les dévaluations compétitives.
La floraison de régimes illibéraux et populistes, enfin, fait craindre le retour des régimes totalitaires qui cernaient la France des années 1930.
L’anticipation d’une catastrophe possible explique probablement notre fascination pour cette décennie qui se termine par la disparition de la démocratie, abîmée dans la défaite, liquidée le 10 juillet 1940 avec la IIIᵉ République.
Non, nous n’allons pas revivre les années 30, nous les avons déjà vécues
En dehors de toute réflexion théorique sur la validité de la comparaison entre périodes, l’historien doit rappeler ce truisme que nous n’allons pas revivre les années 30. C’est bien pire : « nous » les avons vécues, nous sommes façonnés par elle et, par-là, nous les vivons encore.
Reste à savoir comment ! Il n’est pas fatal de se laisser happer par cette angoisse mémorielle. Si la hantise de répéter l’expérience passée, et le mécanisme de reproduction compulsif a été identifié dès le début du XXe siècle par Sigmund Freud chez ses patients, il a fallu attendre l’aube du XXIe siècle pour que le philosophe Paul Ricœur suggère d’appliquer aux sociétés ce travail d’interprétation des évènements traumatiques, travail de deuil auquel Freud invitait ses patients pour échapper à la répétition pathologique après une perte qui n’a pas été regardée en face.
Les historiens professionnels eux-mêmes, qui ont construit d’artificielles « périodes », ne s’arrachent jamais complètement à l’illusion d’un temps cyclique. Le péril n’est pas « qu’adviennent » à nouveau les années 1930, comme si notre condition historique était passive, mais que nous soyons à ce point traumatisés par le point d’aboutissement de la décennie 1930 que nous ne puissions pas nous réconcilier avec notre passé, pour qu’il ne pèse plus sur notre devenir comme une fatalité.
D’autres années 1930
Peut-on modestement appeler à une meilleure connaissance de ce passé, dans toute l’amplitude de ses potentialités, sans se polariser sur la catastrophe de 1940, pour se réconcilier avec lui – et ne pas subir ses effets ? Lorsqu’en janvier 2021 Marine Le Pen fustige « la politique du chien crevé au fil de l’eau » du gouvernement Castex, la presse y voit la reprise d’une attaque de François Fillon ciblant François Hollande huit ans plus tôt.
Elle répète en réalité la pique d’André Tardieu, disciple de Georges Clemenceau, qui visait en 1921 la politique étrangère du président du conseil Aristide Briand formulée en 1921, suspect de détricoter le traité de Versailles.
L’insulte revient sous la plume des journalistes d’extrême droite à l’aube des années 1930, lorsque Tardieu, devenu président du conseil à son tour, maintient Briand au Quai d’Orsay et se rallie à sa politique de conciliation avec l’Allemagne de Weimar. L’Action française fustige inlassablement Tardieu qui contribue au démantèlement du traité de Versailles. Au point que l’emploi de l’expression « chien crevé au fil de l’eau » se généralise dans les journaux de toutes tendances. En 1935, L’Humanité l’applique à Pierre Laval (L’Humanité, « Où nous conduit M. Laval ? Scandale diplomatique ! », le 8 novembre 1935, p. 3] dont la politique étrangère indécise hésite entre la volonté de séparer l’Italie de l’Allemagne nazie et l’exigence juridique de condamner le régime fasciste, agresseur de l’Ethiopie.
Cet exemple permet de rappeler les permanences – la réserve rhétorique de Marine Le Pen vient de l’extrême droite des années 1930 – et les discontinuités : Tardieu, inquiet de l’impuissance du parlementarisme, pressé par une partie de son camp de rompre avec la politique de conciliation avec l’Allemagne de Weimar, s’y est rallié – avant de prendre ses distances avec le régime parlementaire.
Notre présent se fabrique le passé de son choix
Les années 30 pèsent sur notre temps, mais ne sommes-nous pas aussi les enfants d’autres décennies ? Cette évidence masque un phénomène subtil : selon les époques, tel moment de notre généalogie s’impose au souvenir collectif.
Notre présent se fabrique le passé de son choix. Pour nous représenter les conséquences des années 1930, une mémoire traumatisée par la honte de la défaite et de la Collaboration nous ramène compulsivement à la défaite et la Collaboration.
Un défaut de connaissance ne nous permet pas de situer ces années comme un chaînon dans une généalogie plus longue. Cela permettrait d’amoindrir leur exceptionnalité en dépit du caractère visible des crises qui s’y jouent. Les émeutes du 6 février 1934 et la haine du parlementarisme ; l’abandon des Républicains espagnols, les accords de Munich qui cèdent les Sudètes aux nazis ; les élans du Front populaire dissous dans les pleins pouvoirs ; la chute de la IIIe République : ceci est advenu.
Ces traumatismes font-ils perdre confiance dans notre avenir ? Pourtant aucun de ces évènements n’est né en 1930. La question de la compatibilité entre démocratie et représentation court toute l’histoire de la modernité politique, avant et après le 6 février 1934.
La non-intervention en Espagne s’inscrit dans l’histoire longue d’une expression formulée pour la première fois en 1830 lorsque la France libérale récusait le droit des Puissances conservatrices à réprimer l’émancipation du peuple belge, dominé par le roi de Hollande (la notion devient ambiguë lorsque l’intervention russe en Pologne redevient un outil de répression des révolutions libérales nationales).
L’antisémitisme ? L’affaire Dreyfus a eu lieu avant l’affaire Stavisky, cet escroc ayant profité de la complaisance d’élus, de patrons de presse et de magistrats, dont la mort dans des conditions troubles réactive la haine des Juifs récemment immigrés.
La peur de la démocratie sociale des années 1930 ? Elle hérite des journées de juin 1848 ou de la Commune, etc. Pourtant, on compte moins de casquettes d’ouvriers le 6 juin 1934 que de chapeaux bourgeois…
Dépasser le stade obsessionnel
Si l’on veut comprendre la richesse des années 1930, on peut partir du souvenir actuel que nous en conservons, à savoir un traumatisme pour l’unité (sommes-nous démocrates ?) et l’identité (qu’est-ce qu’être Français, à l’heure des grands brassages des hommes, des choses, des pratiques et des idées ?), pourvu qu’on n’en reste pas au stade obsessionnel, qui empêche de déployer tout ce qui fut et aurait pu être, et qui résonne dans un temps plus long.
L’analogie de Corcuff, par exemple, qui s’inquiète du retour des années 30, identifie parmi les « nouvelles équipes » qui cherchaient une tierce voie entre libéralisme et communisme, les individus qui ont rallié l’antiparlementarisme fascisant. Ces généalogies pessimistes limitent les années 30 aux trajectoires les plus décevantes des « non conformistes » insatisfaites de matérialisme technophile. Or, les racines de notre prise de conscience écologique, par exemple, procèdent également des Jacques Ellul, Bernard Charbonneau ou Denis de Rougemont, qui s’inscrivaient dans cette 3e voie, porteuse d’autres devenirs que la révolution nationale de Vichy.