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« White Cube » : une utopie postcoloniale ?

Renzo Martens à Lusanga en République démocratique du Congo
Renzo Martens assiste à l'inauguration de la galerie « White Cube »  le 22 avril 2017 dans la ville de Lusanga en République démocratique du Congo. Junior D. Kannah/AFP

Après Enjoy Poverty sorti en 2008 qui a suscité beaucoup de débats en République démocratique du Congo (RDC) et en Europe au sujet de « l’industrie de lutte contre la pauvreté », l’artiste néerlandais Renzo Martins vient de sortir un nouveau documentaire, White Cube, qui fait déjà beaucoup parler de lui dans les mondes de la coopération au développement et de l’art.

Le film présente le Cercle d’art des travailleurs de plantation congolaise (CATPC), une coopérative située dans une ancienne plantation de la multinationale Unilever à Lusanga, en RDC. Il relate l’histoire de néo-artistes de CATPC qui produisent des sculptures d’argile. Celles-ci sont ensuite scannées en 3D, envoyées à un musée de New York et reproduites en chocolat. Les revenus issus de ce chocolat sont utilisés par la coopérative pour le rachat de ses terres, épuisées après des décennies d’exploitation par Unilever. La coopérative peut alors y conduire des projets agro-forestiers durables.

Du point de vue artistique, White Cube permet de relancer les débats sur la place de l’Afrique et de l’art africain dans la modernité artistique, sur le marché international de l’art et dans les « rencontres des cultures » aujourd’hui. Les débats que suscite de plus en plus ce film posent deux problèmes majeurs : le problème de la colonialité dans la présentation de l’art africain dans les musées en Occident ; et celui de la définition même de ce que serait en réalité cet art et ces artistes derrières lesquels il y aurait toujours un Blanc à l’origine, dans les coulisses, en train de commander l’artiste noir qui, invisibilisé de ce fait, perdrait, avec son art, tout caractère artistique.

Mais l’histoire de l’exploitation capitaliste coloniale et post-coloniale que raconte ce film déroute très vite de cet ordre du discours sur l’art et les artistes africains. Ce qui finit par captiver l’attention, c’est cette phrase révélatrice de Matthieu Kasiama, membre du CATPC :

« La terre ou l’art ? Si je devais choisir, je choisirais les deux. Mais si je ne devais en choisir qu’un, si je devais choisir entre l’art et la terre, je choisirais la terre. »

Ici, Matthieu Kasiama suggère qu’il y aurait dans l’art quelque chose de plus important que l’art en lui-même. Et ce n’est ni la divinité, ni la sublimation et moins encore la reconnaissance. Il y aurait ce quelque chose qui symboliserait la vie et qui a à voir avec nos conditions matérielles concrètes : la terre et la subjectivité politique qu’elle rend possible. « Où puis-je installer ma chaise et commencer à faire de l’art, si je ne suis pas propriétaire du terrain ? », dit-il.

White Cube propose ainsi de penser l’art et les artistes africains en essayant d’ignorer les débats décoloniaux dominants sur ce sujet. Il tente au contraire de se recentrer sur les violences produites par un système mondial dans lequel s’intègre l’art et qui est visible dans divers défis globaux : exploitation capitaliste, mondialisation inégale, néolibéralisme meurtrier, dégradation environnementale, etc. Mais un tel renouvellement n’est possible qu’à partir d’une réinterprétation d’un certain nombre de postulats de base sur l’art, la décolonisation de l’art et la décolonisation plus largement.

Décoloniser l’art à partir de la plantation

En prenant fait et cause pour la terre à la place de l’art, le CATPC désacralise celui-ci. En d’autres termes, le sens de l’art n’est plus à rechercher dans les discours dominants, critiques ou encore décoloniaux sur l’art. D’ailleurs, Matthieu Kasiama semble se demander ce que des œuvres d’art d’origine congolaise, qu’il considère comme des objets sacrés de ses ancêtres, font dans un musée qu’il visite à New York. Il montre aussi qu’il peut supporter ce blasphème si ce musée lui permet de recouvrer ses terres et la dignité qui en résulte.

Renzo Martens, quant à lui, trouve injuste que « la violence du système de la plantation [ait toujours] financé les musées » au Nord. Pour lui, ces musées et ceux qui les fréquentent « ont une dette à l’égard des travailleurs de la plantation ». Il propose dès lors d’utiliser l’art non seulement pour dénoncer mais surtout pour tenter de soigner et de réparer ce qui peut encore l’être de cette humanité fracassée par le système de la plantation et dont le musée s’est rendu complice. Renzo ne semble pas prêter attention au fait qu’on pourrait lui reprocher d’endosser le rôle du « Blanc sauveur ». Il assume clairement sa centralité dans le film. Le politiquement correct ne l’embarrasse guère. Le plus important, pour lui, c’est que l’Occident puisse payer sa dette.

Son film apparaît ainsi comme un acte de contrition et de réparation d’un « receleur » par rapport à sa responsabilité face au double drame, humain et écologique, de la plantation coloniale et postcoloniale, et comme un appel à repenser les conditions de ré-humanisation du Blanc qui a joui et qui continue de jouir des crimes de la plantation aujourd’hui. Le film opère ainsi un déplacement du discours sur la représentation et la place de l’art et de l’artiste africain, vers la question de la réparation des corps violentés par un système global dans lequel l’art joue un rôle. Il se transforme ainsi, bien que de manière imparfaite, en fragment d’une critique décoloniale renouvelée. Il s’agit d’une autocritique d’un Occidental pragmatique qui tente de penser les problèmes des relations Nord-Sud et la place que l’art y occupe à la fois comme problème et solution.

La colonialité ici consiste, à la fois, dans la continuité de l’exploitation des Noirs dans les plantations congolaises (malgré l’effondrement du colonialisme) et dans la jouissance des Blancs, via Unilever et les musées subventionnés par celle-ci, de cette exploitation qui dégrade à la fois les corps noirs et l’environnement. En tant qu’illustration de la contrition et d’une alliance post-coloniales, le film explore les conditions pour parvenir à faire ce que Achille Mbembe appelle la « montée en humanité ». Il s’agit d’une politique de vie « qui, par définition, pour être valable, doit être partagée » entre d’une part le Blanc qui tente de payer sa dette via la mobilisation du musée occidental et d’autre part le Noir qui essaye de se réapproprier sa terre et, par là, sa dignité.

Une political ecology décoloniale

Le film dépeint la pauvreté de ces Noirs travailleurs de la plantation. Ils ne sont pas blancs. Ils n’ont pas assez de capital social pour peser. Ils ont besoin de ressources ; de ce Blanc en quête de sa propre humanité, en quête de son propre salut, et pas de celui du Noir cette fois-ci. L’alliance post-coloniale qui ressort de cette rencontre est une political ecology décoloniale qui passe par l’art.

En d’autres termes, comme dans la political écology, le film montre comment la pauvreté et la domination qui la sous-tend sont étroitement liées à l’économie politique, comment cela provoque la dégradation de la nature (ici par la monoculture) et comment ces drames humain et écologique trouvent leurs sources à diverses échelles locales, nationales et internationales. Mais ce que la political ecology n’a pas encore suffisamment fait, c’est de montrer la continuité et la colonialité derrière ce système d’exploitation d’une part et, d’autre part, se débarrasser du simple discours pour agir, c’est-à-dire faire en sorte que le drame des expropriés et des lésés puisse être réparé.

White Cube nous mène ainsi vers une forme possible de re-signification de l’art africain moderne dans ses rapports avec la plantation coloniale et les défis sociétaux globaux. Cependant, il continue à poser trois questions qu’il s’agit encore d’approfondir. Tout d’abord, il fait à la fois de Renzo et des néo-artistes africains du CATPC des artistes capitalistes qui tentent de s’en sortir à partir des logiques du système global contre lequel ils essaient de se battre. Ensuite, le film pose la question de l’efficacité plus large de l’approche du CATPC face à un problème global d’inégalités Nord-Sud qui, en réalité, est une reconfiguration d’un système colonial. Enfin, il pose la question d’une alliance, certes pragmatique, mais où les pauvres Noirs dépendant des réseaux des alliés blancs risqueraient de demeurer des sujets apolitiques, c’est-à-dire toujours en train d’être représentés dans leurs propres luttes.

Toutes ces questions font de White Cube non pas la solution aux problèmes de la plantation postcoloniale mais à la fois un cri de délivrance de ceux qui en profitent et une preuve que la dignité de ceux qui en souffrent est possible. Ainsi, White Cube ne peut plus être lu à partir de l’ironie, du cynisme, du narcissisme ou de la colonialité auxquels il peut par moment faire penser. Il n’a de sens que dans son acception métaphorique, symbolique et rituel où, tourmenté, un endetté tente d’incarner le capitalisme, ce mal contre lequel il veut se battre par l’art et l’écologie. Voilà ce qui fait de White Cube une métaphore artistique qui tente d’exprimer la possibilité de l’utopie postcoloniale.

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