Mark Zuckerberg s’apprête à fournir Internet gratuitement à 1 252 milliards d’habitants en Inde. Son projet Internet.org, « rend Internet accessible à davantage de personnes en leur donnant accès à une gamme de services de base gratuits (…) à des centaines de millions de personnes en Asie, en Afrique et en Amérique latine. En sensibilisant les personnes aux avantages d’Internet par le biais de ces services, nous espérons offrir un accès internet à plus de personnes et ainsi améliorer leur vie. ».
Le rapprochement de ces deux idées, l’accès au réseau, l’amélioration des conditions de vie reflète un souvenir de « l’utopie et idéologies des réseaux » de Pierre Musso. Le concept de réseau entraîne à la fois des créations technologiques, sociologiques et politiques, mais aussi une certaine utopie sur l’apport bénéfique de ces créations aux sociétés qui les reçoivent.
En quelque sorte, c’est à la fois l’utopie autour de ce que le réseau peut apporter et l’accélération technologique qui permet au réseau de croître. Nous avons besoin de croire dans le réseau pour que celui-ci se développe.
Un mythe du réseau
Le mot réseau trouve ses racines étymologiques dans le vieux français réseuil et le latin retiolus, diminutif de rets ou filet. Ce filet faisait référence à un filet de chasse ou de pêche. Le réseau est un outil de capture, mais au delà de la compréhension physique et métaphysique du réseau, c’est l’usage du réseau pour s’emparer d’un territoire qui va fabriquer l’image collective du réseau.
Créer des routes, développer le commerce et créer des connexions entre les peuples, la route du jade puis route de la soie est un fait économique. Il est également un mythe construit depuis plus de 9 000 ans selon l’historien André Leroi-Gourhan qui considère cette route comme un espace d’échanges dès le paléolithique.
Comme la route des Indes, elle aurait pu devenir une « Compagnie des Indes » avec une régulation du trafic dirigée par les découvreurs de la route. Mais la route de la soie ne se régule que par ses flux, et l’image du textile apporte une part de mythe de richesse autour de cette route commerciale.
La reprise de ce mythe informatisé dévoile les richesses du XXIe siècle, la maîtrise des informations et de la connexion globale.
L’histoire de l’informatique et d’Internet peut nous aider à formuler quelques hypothèses autour des motivations de Facebook. Jusque dans les années 60, seules l’économie et les transports fonctionnaient déjà en réseau global, c’était les débuts de la mondialisation. L’impact sur les particuliers et la société de consommation était fort, mais n’amenait pas encore l’idéologie du village planétaire à la portée de chaque individu.
Le village planétaire et Apple
Pour Marshall McLuhan dans Medium is the Message, 1967, le village planétaire est une façon d’envisager une société connectée qui devient globalisée. Le monde devient un village où il n’existe qu’une seule communauté, « où l’on vivrait dans un même temps, au même rythme et donc dans un même espace ». Cette communauté est cependant consciente, elle renforce ses identités tout en envisageant des préoccupations communes et des prises de décisions collectives.
Pour rendre ce mythe possible, chaque individu doit être connecté et posséder son propre équipement informatique. Les connexions entre les nations sont du ressort de la mondialisation de l’économie qui impose ses besoins techniques. L’adoption de l’informatique et la mutation de la société face à ses usages restent plus délicates.
La bataille entre Microsoft et Apple illustre la fusion du mythe technique et idéologique appliquée à l’usager final. Apple souhaitait équiper tous les foyers d’un terminal permettant d’accompagner les capacités créatives de l’être humain. Microsoft s’appliquait quant à lui, à développer un réseau mondial d’utilisateurs business dépendant d’un système. Internet a été l’occasion de fusionner le software et le hardware, rendant les devices de connexion indispensables à la vie en société. Si nous avions voulu peindre l’avancée sociologique que fut l’iPhone, nous aurions pu représenter Steve Jobs distribuant des pains.
Steve Jobs a largement contribué à faire accepter aux clients d’Apple l’idée d’entrer dans une communauté d’utilisateurs croyants. La construction d’Internet repose cependant sur des normes garantissant une égalité de traitement de tous les flux de données sur Internet, c’est la Net Neutrality. Alors que les nations garantissent la création de connexions libres.
Facebook s’est-il emparé du mythe ?
Mark Zuckerberg a créé Facebook sans faire de Facebook une entreprise qui produit quelque chose (un service ou un bien). Selon l’histoire racontée par le film The Social Network, vision interprétée des débuts de Facebook, Mark Zuckerberg ne voulait pas monétiser le réseau, son seul but était simplement de créer le plus vaste environnement connecté possible. Le mythe du village planétaire peut alors devenir réalité : au moment où Facebook se développe, Internet commence à être en haut débit et mobile dans la plupart des sociétés développées.
Le projet Internet.org lui mêle le hardware (réseau technique, possédé par Facebook) au software (plateforme Free Basics de Facebook). Facebook Aquila est un drone solaire qui embarque une technologie permettant une connexion Internet laser à 10 gigabits.
Facebook n’est pas le seul dans la course à la connexion du village planétaire, Google prépare également un projet autour de ballons dirigeables proposant des technologies similaires. Amazon a choisi une autre voie, en étant un des premiers fournisseurs d’hébergement au monde avec Amazon S3.
Net Neutrality ou filet de pêche ?
L’objectif non avoué de Facebook ne serait-il pas de construire son propre village planétaire, en fournissant à la fois l’accès et les usages du réseau ? Le choix de l’Inde est intéressant car le pays ne dispose d’aucune loi garantissant la « Net Neutrality ». Est-ce un choix purement pragmatique ? Pas si sûr, avant la mort de Steve Jobs, ce dernier avait invité Mark Zuckerberg à se rendre au temple Kainchi Dham Ashram en Inde, ce que Mark Zuckerberg a fait cette année…
La rencontre avec Steve Jobs a peut-être aidé Mark Zuckerberg à développer sa perception du village planétaire ; cette vision mêle à la fois la capture de nouveaux abonnés, le développement économique de sa société et la conscience globale et bienveillante qu’apporte le réseau.