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40 ans de lutte contre le VIH en Afrique : de la tragédie à l’espérance

Manifestation de diverses organisations de lutte contre le VIH/sida pour protester contre l’interruption de l’approvisionnement en médicaments antiviraux et leur coût élevé, le 19 mai 2002 à Abidjan. Issouf Sanogo/AFP

La commémoration des 40 ans de la découverte du virus d’immunodéficience humaine (VIH) invite à jeter un regard rétrospectif sur quatre décennies de lutte contre ce fléau dans l’Afrique au sud du Sahara. Cette région a payé le plus lourd tribut à la pandémie.

Au début des années 2000, les trois quarts des adultes mourant du sida et 80 % des enfants vivant avec le VIH étaient des Africains. La création en 2001-2002 du Fonds mondial, à l’initiative du secrétaire général de l’ONU, le Ghanéen Kofi Annan, va contribuer à l’accès universel au traitement et à désamorcer la bombe du sida. Lors du lancement officiel du Fonds mondial à New York en 2001, moins de 1 % des patients africains ont accès aux traitements. À cette époque où des chercheurs militants parlent de « crime contre l’humanité » pour dénoncer l’apathie de la communauté internationale face à la pandémie, la naissance du Fonds inaugure une réponse d’envergure au niveau mondial.

Aujourd’hui, l’Afrique subsaharienne abrite 65 % du nombre total de personnes vivant avec le VIH dans le monde, soit 25,6 millions d’individus sur 39 millions. Le continent a également connu des progrès non négligeables en matière d’accès au traitement : les trois quarts des personnes vivant avec le VIH en Afrique subsaharienne suivent désormais un traitement antirétroviral.

Au cœur des drames causés par la maladie dite du syndrome d’immunodéficience acquise (sida), l’Afrique subsaharienne a aussi contribué à faire avancer la connaissance et à générer des mobilisations collectives inédites, associatives et politiques, certains de ses médecins et chercheurs ayant mené leurs combats jusqu’au sommet des programmes internationaux. La lutte contre le sida en Afrique représente un combat global, transnational, auquel ont significativement contribué quelques personnalités parfois insuffisamment connues.

Premières années : le tout-prévention

Le virus d’immunodéficience humaine est officiellement découvert en 1983 par une équipe de l’Institut Pasteur (pour cela, Françoise Barré-Senoussi et Luc Montagnier seront récompensés par le prix Nobel de médecine 25 ans plus tard, après moult controverses). Initialement diagnostiqué en France et aux États-Unis dans les milieux gays, le VIH va se propager et devenir une pandémie.

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L’Afrique subsaharienne va vite devenir la région du monde la plus touchée par cette maladie. La mise à disposition du test diagnostique Elisa intervient en 1985 et la majorité des pays peut déclarer officiellement les premiers cas de sida. Pour autant, quelques cas sont détectés avant la généralisation du test Elisa grâce à des réseaux d’instituts de recherche, notamment la présence d’antennes américaines du Center for Disease Control (CDC) dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, au Sénégal et en Côte d’Ivoire par exemple. Les premiers cas sont également diagnostiqués au sein de la communauté homosexuelle en Afrique du Sud. Des ONG vont aussi permettre de diagnostiquer des cas de sida, comme la Croix-Rouge dans l’ex-Zaïre.

Des médecins travaillant sur les maladies infectieuses dans les hôpitaux des grandes villes africaines seront les précurseurs de la lutte contre le sida dans leurs pays, en mettant en place des comités de suivi ou des ersatz de veille épidémiologique, avec ou sans l’aide de partenaires internationaux, suivant les concours de circonstances. Ils deviendront des fers de lance officiels de la riposte au sida dans leurs pays lorsque l’OMS mettra en place le premier programme mondial de lutte contre le sida, le Global Programme on AIDS (GPA), en 1986.

Sous la direction d’un professeur de santé publique de l’Université de Harvard, Jonathan Mann, le GPA va inciter à la mise en place des Programmes nationaux de lutte contre le sida (PNLS) en Afrique. Le Sénégal en Afrique de l’Ouest et l’Ouganda en Afrique australe seront parmi les premiers pays à mettre en place ces PNLS, dès 1986. Ils vont également illustrer, de manière différente, le rôle du leadership politique et le lien entre les sommets des États et les associations.

En l’absence de traitements efficaces et du fait des moyens modiques affectés à la riposte dans cette première décennie des années sida, les PNLS vont être tournés vers le « toute prévention ». La thématique des « populations à risque » va orienter le ciblage des campagnes de prévention : les « prostituées », rebaptisées plus tard « les professionnelles du sexe » ; les transporteurs par car, réputés comme étant vulnérables au « risque sida » du fait de leur surexposition aux relations sexuelles non protégées ; et plus largement « les jeunes ».

Après une petite période de relativisation ou de déni politique de la maladie, les slogans vont passer à la vitesse supérieure dès la fin des années 1980. Ils mettent alors en avant la lutte contre « le vagabondage sexuel » et s’accompagnent de discours catastrophistes. Les campagnes de prévention affichent des images de malades du sida en phase terminale accompagnées du message abrupt : « Le sida tue. » Ces pratiques vont se heurter à la réalité cognitive des représentations des plus jeunes : personne ne s’infecte avec des malades squelettiques en phase terminale.

Les précurseurs africains évoqués plus haut vont avoir un rôle pionnier et des carrières connectées aux réseaux internationaux, entre hasard et nécessité. L’histoire du jeune docteur Pierre M’Pelé est aussi emblématique qu’elle est peu connue au-delà des spécialistes.

Pierre M’Pelé du Congo-Brazzaville, au cœur du combat initial

Après des études de médecine à la faculté des sciences de la santé de Brazzaville, en République du Congo, Pierre M’Pelé poursuit sa formation à Paris, dans un service de maladies infectieuses et de médecine tropicale. Au sein de l’Hôpital de la Salpêtrière à Paris, il intègre le département de médecine tropicale et de santé publique au moment même où apparaissent les premiers cas de sida en France.

Pierre M’Pelé a raconté son parcours dans un ouvrage paru en 2019. Éditions Maïa

Sous la direction du professeur Marc Gentilini, il sera confronté à cette « nouvelle » maladie qui ne faisait partie ni de son projet de formation ni des activités de ce service. Il va donc vite découvrir l’expérience de la prise en charge du VIH/sida en même temps que ses pairs médecins, notamment les docteurs Willy Rozenbaum et Jean-Claude Chermann et leur patron Marc Gentilini.

C’est à partir d’un prélèvement effectué par Willy Rozenbaum sur le ganglion d’un patient que Françoise Barré-Senoussi va isoler ce qui sera désigné comme étant le VIH. Pierre M’Pelé est présent dans l’équipe, avec laquelle il travaille au quotidien. Dans un ouvrage publié en 2019, il revient sur l’histoire de la découverte du VIH :

« C’est Willy qui orienta les biologistes de l’Institut Pasteur à la recherche étiologique d’origine virale de la maladie chez BRU, les trois premières lettres de ce jeune malade français, fébrile, épuisé mais sympathique, admis dans le service depuis quelques semaines et dont le ganglion adressé à l’équipe du Pr Luc Montagnier permettra la découverte en 1983 du rétrovirus “LAV-BRU” responsable du sida. Bru mourut en 1988 […]. »

Au-delà du cycle de la découverte du VIH, le docteur M’Pelé effectuera une autre découverte dont sa paternité est connue et peu reconnue en tant que telle.

Il commence à distinguer des symptômes spécifiques aux patients originaires d’Afrique, précisément du Zaïre (actuelle République démocratique du Congo) et du Congo-Brazzaville. Par rapport aux autres patients, il révèle une prédominance de la coïnfection avec la tuberculose et une faible prédominance chez les patients africains d’une pathologie pulmonaire fréquente chez les autres patients, le Pneumocystis carinii.

La revue de référence Lancet ne publiera pas son article alors que ces spécificités vont être reconnues par ailleurs autour de ce qui sera appelé « le sida africain », dont la présentation a été effectuée en 1985 lors d’une conférence organisée à Bangui (en République centrafricaine), sous la houlette de Françoise Barré-Senoussi. M’Pelé explique que le Lancet n’a pas publié son article, « peut-être parce que venant d’un Africain inconnu, premier sur la liste des auteurs sur ce constat qui différencie le sida des Américains, des Européens de celui des Africains et c’est dommage et injuste ».

Fort de cette expérience, M’Pelé rentre à Brazzaville en juin 1986 et devient le « Monsieur sida du Congo » comme d’autres pionniers africains, riches de leurs collaborations internationales dans leurs pays respectifs.

Abdourahmane Sow, un précurseur de Dakar à Genève

Dans la majorité des pays africains, les premiers cas de sida sont diagnostiqués à partir de 1985, date de la mise à disposition par l’OMS des tests Elisa. Dans certains pays, comme le Sénégal, des relations entretenues avec les partenaires internationaux, dont le Center for Disease Control, vont permettre de reconnaître plus tôt la présence du VIH. C’est dans cette logique qu’à l’issue d’une recherche clinique menée par une équipe sénégalaise du Pr. Souleymane M’Boup de l’hôpital Le Dantec à Dakar, une équipe française et une équipe américaine révèlent dès 1984 l’existence en Afrique de l’Ouest d’un second sous-type du VIH, le VIH2, diffèrent du sous-type 1 (le VIH1, le plus répandu dans le monde) et présent au Sénégal, au Cap-Vet et en Guinée-Bissau. Le VIH2 se révèle moins pathogène et moins virulent que le VIH1.

Abdourahmane Sow est un médecin formé à la faculté de médecine de Dakar puis à Paris, où il est lauréat du concours d’agrégation en maladies infectieuses et tropicales. Il fait partie des jeunes médecins qui diagnostiquent les premiers cas de sida au Sénégal, au CHU de Dakar. Il prend la tête de la lutte contre le sida en tant que chef du service des maladies infectieuses de Dakar en 1986. Il est appelé à Genève en 1989, suite à la création du Global Programme on AIDS en 1986. Ce programme est dirigé par un professeur de santé publique issu de l’école de santé publique de Harvard, le professeur Jonathan Mann, qui s’entoure d’une petite équipe d’une dizaine de spécialistes venus du monde entier.

Le Pr. Sow s’inscrit dans cette dynamique internationale où il est question de répondre à un péril mondial avec des moyens thérapeutiques d’une grande modicité jusqu’au milieu des années 1990. Au sein de cette équipe, il va s’impliquer dans la mise en place des PNLS en Afrique, notamment au Togo, au Bénin et au Gabon. Il restera au GPA jusqu’à la fin de cette structure, qui sera remplacée par l’organisation inter-agences des Nations unies sur le sida (ONUSIDA) en 1996.

Au Sénégal, dont les bases de la riposte au sida ont été fixées par le Pr. Sow, la relève sera assurée par le docteur Ibra Ndoye, qui restera à la tête du PNLS sénégalais de 1986 à son départ à la retraite en 2014. Un record de longévité en Afrique dans la lutte contre le sida, et un mandat marqué par la mise en place dès 2002 du premier programme d’accès aux ARV en Afrique francophone.

Une distribution inégale du VIH en Afrique

Prévalence du VIH en Afrique, 2021. Cliquer pour zoomer. Polaert/Wikipedia, CC BY-NC-SA

À la fin des années 1980, explique Philippe Denis, « l’épidémie était solidement installée dans les territoires “pionniers” (Côte d’Ivoire, République centrafricaine, Rwanda, Burundi, Ouganda, Tanzanie, Zambie, Zimbabwe)_ ». Il poursuit : « La décennie 1990 vit l’embrasement de l’Afrique australe. Alors que le nombre de cas nouveaux semblait plafonner dans plusieurs sites d’Afrique centrale, orientale et occidentale, il explosait au sud où des taux inégalés étaient atteints. »

En 2003, la géographe française Jeanne-Marie Amat-Roze montre de manière magistrale cette distribution et cette progression inégales de la maladie sur le continent africain. L’Afrique australe va constituer l’épicentre de la maladie. L’Afrique du Sud compte à ce jour près de 9 millions de personnes vivant avec le VIH, mais également un des taux d’accès aux médicaments parmi les plus élevés en Afrique.

Du sida sans médicaments à l’accélération de l’accès aux antirétroviraux en Afrique

L’annonce officielle de l’efficacité des molécules antirétrovirales (ARV), les trithérapies, intervient lors de la Conférence mondiale sur le sida à Vancouver en 1996, peu après la promulgation, en janvier 1995, de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) qui protège ces médicaments sur 20 ans. L’ADPIC est la première résolution adoptée par l’Organisation mondiale du Commerce, créée en 1994. La bonne nouvelle de l’efficacité des ARV rend amers les militants pour l’accès aux médicaments et aux soins en Afrique. Le slogan employé ces militants lors de la Conférence mondiale de Genève en 1998 est clair : « Les médicaments sont au Nord, les malades sont au Sud. » C’est la thématique du « droit contre la morale ».

Après bien des atermoiements et de vraies-fausses concessions des laboratoires pharmaceutiques sur l’élargissement de l’accès aux médicaments pour les patients du Sud, dont la Côte d’Ivoire et l’Ouganda vont être les “pilotes” en Afrique dans les années 1990, le combat va se poursuivre au niveau international. L’ambassadeur américain à l’ONU, Richard Holbrooke, inscrit la question du sida en Afrique à l’agenda du Conseil de Sécurité en janvier 2000. L’oligopole de 39 laboratoires pharmaceutiques qui avaient déposé des plaintes contre le Brésil et l’Afrique du Sud pour non-respect des brevets est contraint de retirer ses plaintes en avril 2001 sous la pression des ONG internationales, dont MSF et Act’Up, qui rebaptisent les laboratoires en question « Marchands de mort ».

Sous la houlette du secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, le Fonds mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose est fondé en 2001 et les premières subventions sont accordées avec les contributions des pays du G8 en 2002 à Gênes en Italie. Les copies des médicaments antirétroviraux fabriqués avant 2005 peuvent être distribuées via des financements du Fonds mondial et le passage à l’échelle peut devenir réalité sur le continent africain. Entre 2002 et 2012, la prévalence et la mortalité liées au VIH chutent de manière significative en Afrique. Et le Fonds mondial peut se targuer d’avoir sauvé plusieurs dizaines de millions de vies depuis sa création. Le programme américain, lancé en 2003 sous la houlette du président George W. Bush (President Emergency Plan fo AIDS relief – PEPFAR), suit la cadence. Les présidents Lula et Chirac lancent en 2006 un fonds complémentaire, l’Unitaid.

Les années 2000-2010 vont représenter une remarquable inversion de paradigme qui rend effective la prise en charge des patients africains vivant avec le VIH.

Dans ce registre, le président du Botswana, Festus Mogae, va incarner un modèle achevé d’engagement pour l’accès universel aux ARV. Il lance en 2000 le premier programme d’accès gratuit aux ARV en Afrique avec 80 % des financements domestiques. C’est « l’État militant ».

Reste la question des maladies non transmissibles qui posent la question de « la santé globale ». Celle-ci vise à promouvoir, au niveau international, l’inscription sur les agendas internationaux des principaux chocs épidémiologiques et des questions majeures de santé. Autrement dit, il s’agit de rompre avec la « biopolitique » définie par Michel Foucault comme « le droit de faire vivre et de laisser mourir » pour privilégier ce que Didier Fassin nomme « les politiques de la vie ». C’est encore un autre chantier.

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