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Affaire Orelsan : pour en finir avec l’idée d’extraterritorialité de l’art

Orelsan au festival les Nuits Secrètes en août 2013. Olivier Duquesne/Flickr, CC BY-SA

Le rappeur Orelsan avait été condamné en 2013 par le tribunal correctionnel de Paris pour « injure et provocation à la violence à l’égard d’un groupe de personne à raison de leur sexe ». Il faut dire que les paroles de ses chansons allaient très loin dans l’ignoble (« ferme ta gueule ou tu vas te faire ‘marie-trintigner’ » ; « J’respecte les schnecks les [filles] avec un QI en déficit/Celles qui encaissent jusqu’à devenir handicapées physiques » ; « je rêve de la pénétrer pour lui déchirer l’abdomen »…). Aux cinq associations féministes qui le poursuivaient, le rappeur répondait d’ailleurs par chanson interposée « Les féministes me persécutent […], comme si c’était de ma faute si les meufs c’est des putes ».

Bref, ses textes représentent les femmes comme des êtres méprisables qu’on peut diffamer, injurier, brutaliser, violer. Leurs paroles confèrent aux femmes une identité sexuelle dégradante qui participe à une idéologie régulatrice (Catherine Mackinnon ) aussi sordide qu’effrayante.

Liberté d’expression « renforcée » pour l’art ?

Pourtant, le 18 février 2016, la cour d’appel de Versailles a prononcé la relaxe du rappeur au motif que « le domaine de la création artistique, parce qu’il est le fruit de l’imaginaire du créateur, est soumis à un régime de liberté renforcé ». Nous y voilà. Le cœur de l’argumentaire de la défense est là : dans l’affirmation de l’impunité éthique de l’art.

L’autre argument invoqué, celui de la liberté d’expression – en l’occurrence celui d’ « une jeunesse désenchantée, incomprise des adultes, en proie au mal-être, à l’angoisse d’un avenir incertain, aux frustrations » – ne suffirait pas seul. En effet, l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 énonce que :

La libre circulation des opinions et des pensées est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement », mais précise que c’est dans certaines limites : « sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

Cette précision décisive fait que l’invocation de la liberté d’expression ne saurait évidemment suffire à défendre les artistes contre les attaques dont leurs œuvres transgressives peuvent faire l’objet. La stipulation de cette limite suffirait donc à autoriser quantité de poursuites ayant des œuvres pour objet, si n’intervenait un autre élément qui isole les productions artistiques à l’intérieur de l’ensemble formé par la production de discours en général. Ce qui vaut pour l’ensemble vaudrait pour la partie, si cette partie n’avait pas une position d’exception. Cette position d’exception lui est conférée par une tout autre idée : celle d’extraterritorialité de l’art. Les phrases des chansons d’Orelsan prononcées en public ou écrites dans la tribune d’un journal, seraient, à juste titre, condamnées pour leur perversité et leur toxicité. Leur auteur serait légitimement poursuivi et encourrait des peines légales. Mais l’œuvre forme un cercle à l’intérieur duquel la loi n’a pas accès. Le droit est déclaré incompétent pour y légiférer.

L’art hors de l’éthique et du droit ?

L’invocation de l’extraterritorialité éthique de l’art produit toujours un effet de sidération. Il est l’arme suprême, le rempart infaillible, l’argument incontestable. Incontestable vraiment ? Rien n’est moins sûr.

On rappellera d’abord que ce principe d’extraterritorialité de l’art n’a pas l’absoluité que seul un regard myope peut lui accorder. Jusqu’au XVIIIe siècle l’idée que l’éthique et le droit n’avaient pas à se prononcer en matière de peinture, de sculpture ou de littérature n’avait tout simplement pas de sens. Dans son Salon de 1767, Diderot affirmait encore :

Tout ce qui prêche aux hommes la dépravation est fait pour être détruit ; et d’autant plus sûrement détruit que l’ouvrage sera plus parfait […] Quelle compensation y a-t-il entre un tableau, une statue, si parfaite qu’on la suppose, et la corruption d’un cœur innocent ?

Ce n’est que depuis le XIXe siècle que la donne a changé. L’autonomie ontologique, conquête de l’art moderne, signifie qu’il entend n’être soumis qu’à ses propres lois. Il n’est plus une province inféodée, mais un empire qui ne reconnaît que sa propre autorité. Ce qui signifie qu’il ne doit pas être jugé au nom de valeurs hétéronomes. Ce qui conduit à l’idée d’extraterritorialité de l’art, c’est-à-dire à celle d’une autonomie non seulement ontologique mais juridique : l’œuvre est au-dessus de la loi.

On le voit : prendre un peu de distance par rapport à notre présent permet de voir que le principe de l’extraterritorialité n’a pas l’absoluité que certains lui prêtent.

Éthique et dé-définition de l’art

Brandt/Haffner, 1984. Réfrigérateur sur un coffre-fort. Centre Pompidou, Mnam, Paris

Mais il y a plus important : il faut se demander si ce principe peut simplement conserver un sens étant donné ce qu’il en est des développements contemporains de l’idée d’art elle-même. Depuis des décennies, nous sommes entrés dans l’ère de ce que Rosenberg nommait la « dé-définition de l’art ». Les frontières de l’art sont devenues floues. Il ne se décline plus en genres, c’est-à-dire en des pratiques réglées spécifiques qui régulaient le cercle des beaux-arts. Sont apparues mille activités inclassables : empiler un réfrigérateur et un coffre-fort (Lavier ), masser les passants (Marie-Ange Guilleminot ), se mordre le bras (Vito Acconci ). Tout peut devenir art à condition de posséder le pouvoir institutionnel de la dénomination.

Cette question de la dé-définition de l’art nous intéresse ici au plus haut point. En effet, plus les frontières de l’art et de l’extra artistique s’amenuisent, plus l’extraterritorialité de l’art, et partant son impunité éthique, est problématique. Dans un certain nombre de cas, des artistes du Body-art ont commis des crimes au cours de la réalisation de leurs œuvres. Ainsi, Chris Burden ou Vito Acconci ont-ils mené des actions susceptibles de poursuites pénales. Plus récemment, le Bio-art, qui procède librement à des manipulations transgéniques alors que celles-ci sont très strictement encadrées lorsque se sont les scientifiques qui s’y livrent, a fait surgir des questions déontologiques difficiles à écarter d’un revers de main.

La dé-définition de l’art a fait que la label « artistique » a pu être étendu à ce qu’Adorno appelait l’industrie culturelle : littérature populaire, cinéma commercial, publicité, chansons, à quoi il faut ajouter ces formes qu’Adorno n’a pas connues et que sont les clips de Rihanna ou de Lady Gaga, les séries télé, les vidéos postées sur YouTube, les divertissements télévisés, et bien sûr, les chansons d’Orelsan. Or, comment conserver une extraterritorialité axiologique lorsque l’on n’a plus de territoire défini ?

La thèse de l’extraterritorialité éthique de l’art est devenue intenable pour cette simple raison que l’art n’a plus de territoire assigné. L’invoquer pour défendre Orelsan, c’est par conséquent utiliser des catégories qui ont perdu toute pertinence, non du fait d’un décret extérieur à l’art, mais du fait de l’évolution, des métamorphoses, voire de la disparition de l’idée moderne d’art qui la sous-tendait.

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