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Anticiper les crises : ces filtres qui nuisent à l’analyse des signaux faibles

Les signaux faibles doivent passer trois types de filtres avant de potentiellement déclencher une action. Official U.S. Navy Page, CC BY

Avant l’irruption de la crise du Covid-19, plusieurs signaux avertissant d’une possible pandémie avaient été émis. Ainsi, des études scientifiques, certaines publiées dans des revues prestigieuses, faisaient état des risques de développement et de propagation des maladies zoonotiques, notamment liées aux virus de type SARS, et de leurs possibles origines. On citera par exemple cet article de Nature en 2008, celui de Nature Medicine en 2015, ou encore celui publié dans les Proceedings of the National Academy of Sciences en 2016.

Comme le rappelaient également certains articles récents (ici ou ), le fondateur de Microsoft, Bill Gates – dont la fondation appuie actuellement le développement d’un vaccin contre le Covid-19 –, avait averti en 2015 sur les risques de la prochaine pandémie et de la nécessité de se préparer. De même, un rapport de la CIA de 2017 intitulé « Comment sera le monde en 2035 » avançait l’hypothèse d’une pandémie en 2023.

Lors d’une conférence TED en 2015, Bill Gates évoquait la probabilité d’une pandémie semblable à celle du Covid-19. Red Maxwell/Flickr, CC BY

Comment expliquer alors que ces informations, pourtant claires, n’aient pas permis de mieux appréhender la crise actuelle ? Plusieurs barrières peuvent expliquer cela.

Les barrières aux signaux faibles

Dans les années 1970, le professeur et consultant russo-américain en stratégie d’entreprise Igor Ansoff suggéra que les signaux faibles devaient passer trois filtres – le filtre d’information, de mentalité et de pouvoir – avant de potentiellement déclencher une action.

Le filtre d’information correspond à la capacité du signal faible à être détecté ou découvert, au milieu de toutes les autres informations perçues, par un ou des acteurs au sein de l’organisation.

Le filtre de mentalité renvoie à la capacité du signal à être reconnu, après avoir été détecté, comme une information pertinente aux regards de la situation en cours. Un certain nombre de biais cognitifs peuvent expliquer pourquoi ces informations ne sont pas retenues (biais de normalité, biais de confirmation, biais d’optimisme, etc.).

Ces biais (discutés récemment ici ou ) sont individuels, mais d’autres facteurs, organisationnels cette fois, permettent aussi de mieux comprendre pourquoi ces signaux sont ignorés, comme le phénomène de pensée de groupe ou encore les valeurs et la culture organisationnelle.

Finalement, le filtre de pouvoir renvoie à la prise de décision une fois le signal détecté et sa pertinence reconnue. Les personnes responsables dans l’organisation, en situation d’arbitrage, peuvent décider de ne pas faire de ce signal une priorité, malgré le risque sous-jacent.

Face à l’épidémie de Covid-19, une réunion de crise était organisée le 20 mars dernier au sein du ministère de l’Intérieur.. Gonzalo Fuentes/AFP

Plus récemment, un quatrième filtre a été discuté – celui de la transmission –, qui renvoie au flux d’information à l’intérieur de l’organisation et qui se situe donc entre le filtre de mentalité et celui de pouvoir. En effet, les personnes qui captent le signal et jugent en premier de son sens ne sont généralement pas celles qui ont le pouvoir de décider d’agir.

Les différents signaux liés à ce qui était encore à ce moment-là une possible pandémie causée par un virus de type SARS n’auront donc probablement pas su trouver leur chemin au travers de ces filtres.

Mieux intégrer les signaux faibles

Quelles stratégies pourraient alors permettre de possiblement mieux identifier et intégrer les signaux faibles dans la gouvernance du risque ?

Plusieurs pistes issues du domaine du management stratégique pourraient aider à répondre à cet enjeu. Tout d’abord, une prise de conscience de la part des acteurs décisionnaires – et non-décisionnaires – de l’existence du cadre organisationnel de référence semble être nécessaire. C’est en effet de ce cadre qu’émergent bien souvent les filtres aux signaux faibles.

La pratique du dialogue stratégique, intégrant de multiples acteurs internes et externes à l’organisation et dont les cadres de référence diffèrent, pourrait aider à dévoiler et à remettre en question ce modèle dominant et ses suppositions de base.

Cette pratique est notamment utilisée par l’Association canadienne de l’industrie de la chimie, à l’origine de l’initiative « Responsible Care », crée en 1985 et reconnue aujourd’hui par les Nations unies comme un standard pour la gestion sûre, responsable et durable de la production chimique.

Deux fois par an, un Comité consultatif national, composé de 13 membres – des académiques, des leaders environnementaux et des représentants des communautés – se réunit précisément dans le but d’alerter l’Association sur des questions émergentes et de la challenger sur ses pratiques de gestion de risque.

Cet exemple illustre également l’importance d’une plus grande intégration des réseaux, qui fait actuellement l’objet de nos recherches. Ces autres entités auxquelles l’organisation est connectée de près ou de loin (milieu académique, entreprises, milieux gouvernementaux, communautés ou associations citoyennes, etc.) permettent d’assurer une veille étendue au-delà du cadre de référence et un meilleur partage des informations. Cette stratégie implique nécessairement la question de confiance envers ces réseaux, sans quoi elle resterait inefficace.

Également, la pratique du scénario planning, une approche collaborative basée sur des récits narratifs, permet une réflexion sur les risques et les futures plausibles plutôt que probable. Cette pratique, qui challenge ce qui est habituellement assumé, est particulièrement adaptée pour intégrer les incertitudes et les ambiguïtés et faire sens de la complexité des situations.

Les organisations intègrent les méthodologies de scénario planning pour améliorer leur réflexion stratégique. Times Up Linz/Flickr, CC BY

La pratique du scénario planning est utilisée depuis de nombreuses années par de grandes compagnies comme Shell, GE ou Rolls Royce, particulièrement pour guider leur développement stratégique et leurs choix d’investissement.

Dans le contexte spécifique de la gestion de crise, et face à l’incertitude liée au changement climatique, le scénario planning est en revanche de plus en plus utilisé pour guider l’élaboration des politiques publiques en matière de conservation ou de restauration des écosystèmes naturels. Les approches participatives notamment, qui demandent d’impliquer activement les populations locales à la réflexion, permettent une meilleure intégration des savoirs traditionnels.

Ces pratiques, particulièrement le dialogue et le scénario planning, permettent le développement d’une réflexion éthique en soutien à la prise de décision, c’est-à-dire une réflexion au niveau des valeurs sous-jacentes que l’on choisit de privilégier lorsque l’on décide si un signal est prioritaire ou non, si un risque est acceptable ou non.

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