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Aux lendemains de 1917, l’émigration à Paris de mathématiciens russes…

L’Oberbürgermeister Haken, l'un des deux bateaux qui transporta les intellectuels expulsés de Russie en 1922. Archives russes/Wikipedia

Cette année est celle du centenaire des deux révolutions russes de 1917 qui ont profondément marqué le vingtième siècle. Les modifications économiques et politiques qu’elles entraînèrent furent évidemment d’une importance majeure, mais elles eurent aussi d’importantes conséquences sur des questions scientifiques et intellectuelles.

Les représentants de l’intelligentsia russe, ces « spécialistes bourgeois » produits par l’ancienne société tsariste firent face dès le début du régime bolchevique à de virulentes critiques. Dès le début des années 1920, les diverses institutions politiques du nouveau régime furent particulièrement efficaces dans la dévalorisation et la condamnation des intellectuels, notamment à travers la création de différents organes de contrôle idéologique comme la Guépéou ou de propagande comme l’Agitprop.

Les bolcheviks refusaient notamment de laisser l’éducation de la jeunesse aux mains de cette ancienne intelligentsia bourgeoise qui nuisait à l’instauration de la société socialiste.

Ils établirent une stricte surveillance des scientifiques qu’ils accusèrent souvent de sabotage. Cette violence politique s’accompagna de la décision brutale de prolétariser le personnel technique et scientifique. En effet, dans les premières années du régime bolchevique, on assista aux renvois d’un certain nombre de représentants de l’ancienne intelligentsia au profit de personnes issues des classes populaires. Par ailleurs, le nouveau pouvoir souhaita favoriser l’accès des classes laborieuses aux études supérieures et pratiqua donc une sorte de discrimination positive. Les enfants des intellectuels issus de l’ancien régime se virent, par exemple, interdire l’accès aux universités et aux instituts d’études supérieures. L’ancienne intelligentsia fut ainsi réduite au silence et souvent contrainte à l’exil.

Le « bateau des philosophes » en 1922, opération au cours de laquelle plusieurs centaines d’intellectuels russes comme le philosophe Nicolas Berdiaev ou l’écrivain Léon Chestov furent expulsés d’URSS, est un bon exemple de cette période de répression. Selon un commentaire de Trotsky, il n’y avait pas de prétexte pour fusiller ces personnes, mais il n’était plus possible de les supporter. L’émigration russe se dirigea vers l’Europe et particulièrement dans des capitales comme Belgrade, Prague, Berlin et surtout Paris, qui devint à partir de 1923 le centre incontesté de la diaspora russe.

Paris dans l’entre-deux-guerres. La Place Péreire et l’Avenue de Villiers. Neurdein/Wikimedia

Cette arrivée dans un pays étranger était à l’origine de multiples questions : que faire à Paris ? Où s’installer, où travailler et avec qui ? Comment reprendre une activité scientifique dans ce nouvel environnement et avec un statut précaire de réfugié ?

La thèse à laquelle je travaille depuis 2014 sous la direction de Laurent Mazliak (UPMC) étudie ces diverses questions à propos des mathématiciens russes présents en France à cette période. Parmi eux, je m’intéresse en particulier à quelques individus dont les trajectoires personnelles sont assez représentatives de la variété de formes qu’a pu prendre cette émigration.

Serguei Evguienevitch Savitch, Erwand Grigorevitch Kogbetliantz et Dmitri Pavlovitch Riabouchinsky étaient des mathématiciens dont la carrière avait déjà commencé en 1917. Ils décidèrent très rapidement de quitter la Russie bolchevique. Vassili Grigorevitch Demtchenko n’avait lui qu’une vingtaine d’années quand il arriva en France en 1919 et il fit donc toute sa carrière scientifique dans l’émigration. Enfin, Vladimir Alexandrovitch Kostitzin représente un type différent d’émigré. Il resta en effet en URSS pendant les années 1920 et n’émigra en France qu’en 1928. Il fut donc témoin à la fois de la situation sous le régime soviétique, notamment pendant la courte période de relative détente de la NEP (Nouvelle politique économique) et des difficultés propres à l’émigration. Il constitue ainsi un exemple remarquable des changements et des conséquences impliqués par la décision d’émigrer.

Ilia Zdanevitch, Ledentu le phare, extrait (1923). Warburg/Wikimedia, CC BY-SA

La découverte d’archives nouvelles me permet de suivre son parcours erratique sur la scène scientifique française et de mettre en évidence les relations originales qu’il a su créer avec les mathématiciens français. En outre, la société russe en exil vit naître une quantité importante d’associations et de sociétés savantes. L’une d’elles, le groupe académique russe à Paris, créé en 1920, constitua un lieu de prédilection pour les universitaires qui poursuivirent leurs travaux sous l’égide de cette institution. Là encore, des archives inédites permettent d’étudier ses actions et ses liens avec les institutions françaises.

Par leur trajectoire et leur situation personnelle, leur date d’exil et leurs liens éventuels avec différentes associations de l’émigration russe comme celle évoquée, ces quelques individus fournissent une assez bonne illustration des différentes façons pour un mathématicien russe d’émigrer en France dans l’entre-deux-guerres.

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