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Bruno Latour et Luc Aquilina
Bruno Latour lors de sa visite des observatoires rennais de la zone critique en 2017. Sylvain Gouraud, Author provided (no reuse)

Comment je suis entré « en zone critique » avec le philosophe Bruno Latour

Fin octobre 2022, quelque part sur la côte nord de la Bretagne. Le T-shirt est encore de mise pour cette 5e phase de canicule depuis le mois du juin. Cette canicule, forte et longue, accompagnée de gigantesques incendies, nous frappe par son caractère inédit. Mais c’est bien cet « inconnu » qui va devenir notre quotidien, et certainement plus tôt que prévu.

Une équipe de scientifiques a récemment annoncé avoir « mieux » contraint les modèles du GIEC pour la France ; résultat, une augmentation de 50 % pour les températures futures….

En tant qu’enseignant des sciences de l’environnement et en tant que chercheur travaillant sur l’impact du changement climatique sur la ressource en eau, je connais les mécanismes derrière ce processus et j’assiste, impuissant, à l’inaction des États. Pendant des années, je me suis interrogé, jusqu’au vertige : quel est mon rôle en tant « qu’expert » ? Que dois-je faire ? Comment comprendre le décalage entre nos connaissances et nos actions ?

Pour sortir de ce vertige, retrouver une place dans ce monde en mouvement, j’ai été accompagné par le philosophe Bruno Latour – disparu le 9 octobre 2022 –, sa pensée et ses textes.

Observateur des observatoires de la zone critique

S’il est un objet auquel Bruno Latour s’est particulièrement intéressé ces dernières années, c’est bien celui des « observatoires de la zone critique ». Mais cette zone, à quoi correspond-elle ?

La Terre solide a un rayon de plus de 7000 km ; elle est entourée d’une atmosphère d’environ 700 km. Mais, au sein de cet ensemble, si l’on se focalise sur ce qui bouge (l’essentiel des nuages, l’eau au-dessus, sur et sous terre, et la vie qui participe intimement et activement de ces mouvements), on définit une zone d’une épaisseur de quelques kilomètres seulement.

Ce n’est pas une peau d’orange, ni même une coquille d’œuf, c’est à peine une couche de vernis. Mais c’est ici, dans cette infime pellicule que l’on trouve la biosphère, toutes les activités humaines, toutes les ressources dont nous avons besoin et aussi tous les polluants que nous produisons.

Bienvenue dans la zone critique ! Cette notion souligne la fragilité de notre monde humain et biologique, et montre comment humanité et nature sont conjointes et intimement mêlées.

La zone atelier de Pleine-Fougères (Ille-et-Vilaine) : un exemple d’observatoire de la zone critique où les activités humaines ont profondément transformé le paysage. Sylvain Gouraud, Author provided (no reuse)

Définie par les scientifiques dans les années 2000, elle a donné lieu à une forme particulière d’étude où toutes les disciplines (géologie, hydrologie, écologie, sciences sociales et humaines) se rapprochent pour regarder conjointement un même objet et l’appréhender dans toute sa complexité.

Rassemblés au sein d’observatoires qui s’intéressent à des zones particulières, les chercheuses et chercheurs se posent de nouvelles questions, qui dépassent les frontières de leur discipline : d’où vient l’eau qui coule et comment cette source est-elle perçue par les habitants ? Comment les lois, les normes et les décisions qui régulent nos activités impactent-elles les écosystèmes et notre santé ?

Bruno Latour a observé finement ces observatoires. Dans toutes ces zones critiques étudiées, impossible de séparer les lois physiques, chimiques… du monde naturel. Impossible de séparer ce qu’on pensait contrôler et modéliser des lois du monde mal connu et incontrôlé du vivant, de leurs représentations et interactions sociales ou politiques. Impossible de se tenir à distance des écosystèmes, des enjeux et des débats.

Cette intrication, ce monde de « composition » qui s’oppose à notre monde de domination, Bruno Latour l’a détaillée dans son ouvrage Nous n’avons jamais été modernes.

Quelle place pour les scientifiques ?

Travailler au sein de la zone critique a modifié ma façon d’envisager mon travail en tant que scientifique – dont j’ai longtemps pensé qu’il consistait à produire des données, éventuellement des avis étayés, mais qu’il s’arrêtait là où commençait celui du politique, la personne aux choix « éclairés ».

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Au sein de la zone critique, la science est l’objet d’hypothèses, de choix de modèles, d’orientation des questions posées qui sont déjà politiques. Qu’on le veuille ou non, le scientifique qui travaille comme moi sur la ressource en eau est ainsi impliqué dans cet enchevêtrement de liens.

Son objet de recherche devient un objet « hybride », où les données et les modèles scientifiques sont aussi en soi un argument politique. Vouloir le nier et rester en dehors de l’arène politique est déjà une position politique !

Des modèles, pour quoi faire ?

Bruno Latour s’est intéressé de près à la notion de « limites planétaires » développée par Johan Rosckstrom, le directeur du Sotckholm Resilience Center, en soulignant que notre monde n’était pas assez grand pour qu’on y vive tous ensemble avec le niveau de vie d’un Européen et à fortiori d’un Américain du Nord ou des classes ultra-riches de pays plus pauvres. Une partie de la population mondiale aurait ainsi « déserté » le monde, vivant sans limites là où l’urgence climatique et environnementale ne semble pas exister.

Dans ce contexte, il lui semblait fondamental de revenir à une définition du sol, à l’opposé d’une vision nationaliste. Pour ce faire, il avait développé ces dernières années des cahiers de doléance, avec l’objectif de permettre aux « terrestres » de reprendre pied sur leur territoire et d’en définir les contours, ce qui leur était essentiel.

C’est dans ce même processus que nous essayons, avec mes collègues, de prendre en compte les différents acteurs, que nous nous efforçons d’aller à leur rencontre. Et c’est à partir de toutes ces questions, de ces connaissances, que nous construisons les outils scientifiques (pour ce qui nous concerne, des modèles hydrologiques). Plutôt que d’élaborer des outils complexes, précis mais figés, nous en construisons de plus simples, plus souples, dans l’objectif de pouvoir s’adapter facilement aux demandes, aux questions, aux scénarios imaginés.

Des tubes enfoncés dans le sous-sol nous permettent de prélever l’eau qu’il contient pour l’analyser au laboratoire et déterminer son histoire. La science est faite de mesures ultra-précises, mais aussi de bricolages ! Sylvain Gouraud, Author provided (no reuse)
Une vision poétique et familière de la zone critique : l’eau y circule sous la forme de nuages, de rivière, au sein des plantes et des arbres, et les humains y cheminent et s’y fondent. Sylvain Gouraud, Author provided (no reuse)

Par exemple, pour simuler pour un territoire donné l’impact du changement climatique dans le futur, nous choisissons de simplifier certains aspects physiques du milieu afin de pouvoir changer facilement les scénarios des pratiques agricoles, de l’évolution du paysage. On peut ainsi analyser les données économiques ou sociales qui résultent des scénarios établis avec les acteurs.

Le modèle n’est plus un outil d’expert, mais un outil de dialogue, un petit « parlement des choses » pour reprendre les mots de Latour dans Politiques de la nature (2004) ; ici, il s’agit de « rendre visibles les imbroglios des hybrides, des réseaux, des interactions… » (Habiter la terre, 2022).

Ce parlement devient le laboratoire où l’on peut explorer progressivement, par itération, les solutions durables à mettre en place.

« Où atterrir ? »

Longtemps j’ai été un expert non politisé, qui pouvait indiquer la pertinence ou la nécessité de prendre certaines mesures. Longtemps, j’ai aussi été, en parallèle de mon métier de chercheur, un militant engagé dans des actions en faveur de la transition écologique.

En acceptant les différentes dimensions – sociales, hydrologiques, écologiques – des systèmes, en reconnaissant les différentes parties prenantes, les conflits, les freins, j’ai pu construire une démarche scientifique de reconnaissance du territoire et de ses habitants.

J’ai compris que mon travail et mon engagement étaient liés dans la recherche d’un monde « où atterrir », pour reprendre une récente image de Latour. Autant de choses qui me conduisent à militer pour une transformation profonde des logiques de nos gouvernances.

Ce cheminement a également transformé ma pratique d’enseignant. Il me semble aujourd’hui essentiel d’apprendre à mes étudiants à devenir des acteurs autonomes des transitions à construire. Pour cela, il est sain qu’ils puissent se révolter, ne pas accepter les technologies qui promettent de nous sauver ni les puissances d’agir d’un monde financiarisé.

Il s’agit, pour reprendre à nouveau les mots de Bruno Latour, « d’inverser l’Université » (Habiter la Terre), vers ceux qui sont les victimes du changement climatique et des crises environnementales, vers les savoirs non académiques et les démarches artistiques dont nous aurons besoin pour sortir des logiques matérialistes.

Dans les années 1990, je travaillais, sans le savoir sur la zone critique. Depuis, je suis entré en zone critique, comme on entre en contact, en jeu, en résonance, en médiation… En zone critique avec Bruno Latour.

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