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Comment le ressentiment nourrit le vote RN dans les zones rurales

Manifestation d'associations rurales et de chasse le 18 septembre 2021 à Forcalquier contre des mesures restrictives de la chasse soutenues par Emmanuel Macron et pour défendre un « style de vie ». Clément Mahoudeau/AFP

La dernière élection présidentielle a réactivé des discussions sur l’existence de fondements géographiques à la fracture politique entre les Français. Il y aurait selon certains acteurs du débat public, une opposition entre la France des grandes métropoles d’un côté et la France de la périurbanité et de la ruralité de l’autre.

Cette problématique est au cœur des réflexions de nombreux partis politiques aujourd’hui, notamment au sein de la gauche, comme en témoigne la polémique suscitée par l’intitulé de l’une des tables rondes organisées par le Parti socialiste (« La France périurbaine est-elle la France des beaufs ? »).

De nombreuses études universitaires montrent que le niveau de soutien pour le Rassemblement national (RN) est plus fort dans les territoires ruraux et périurbains que dans les grandes agglomérations, tandis qu’à l’inverse le niveau de soutien à LFI est bien plus faible sur ces territoires.

S’il existe un certain consensus sur ce constat descriptif – même si certains chercheurs dénoncent le caractère trop généralisant de ces catégories ou nuancent l’ampleur de la division –, il y a dissensus sur l’explication qu’on peut avancer pour rendre compte de ce phénomène. Nous indiquions dans un précédent article que ce soutien aux partis d’extrême droite n’était certainement pas réductible à la situation économique et sociale sur les territoires. Cet article pose que l’opposition entre les territoires ruraux et urbains comporte une dimension psychologique importante.

La conscience rurale

Les recherches en science politique à l’international mettent de plus en plus en évidence des facteurs de nature psychologique pour expliquer le comportement politique différencié des populations rurales. C’est le cas notamment des travaux qui mobilisent la grille d’analyse établie par la politiste Katherine Cramer pour saisir l’ascension politique d’un gouverneur républicain populiste dans le Wisconsin.

L’homme politique Scott Walker victorieux des élections primaires de septembre 2010 au Wisconsin, le 14 septembre 2010. Sa campagne très populiste a été documentée par la politiste Katherine Cramer. Wikimedia, CC BY-NC-ND

Elle montre, en rendant compte des conversations entre les habitants, qu’il existe une véritable conscience rurale basée sur l’identification sociale à un lieu de vie et un ressentiment vis-à-vis des habitants des zones urbaines qui revêt trois facettes.

Tout d’abord politique : les ruraux ont le sentiment que leurs préoccupations ne sont pas prises en compte par les dirigeants politiques et qu’ils sont insuffisamment représentés. Puis économique : ils ont l’impression d’être les derniers à bénéficier des ressources publiques. Enfin, culturelle : l’idée que leur mode de vie est radicalement différent de celui des urbains et qu’il est méprisé.

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Bien que le contexte américain soit différent à bien des égards, les concepts de Katherine Cramer nous semblent pertinents pour éclaircir le cas français pour deux raisons. D’une part, parce que les écarts de comportement électoral entre les ruraux et les urbains ne peuvent se résumer à la composition économique et sociale des territoires. D’autre part, parce que des travaux sociologiques indiquent qu’il existe dans la ruralité une forte identification au lieu de vie liée à l’appartenance des habitants à des réseaux d’interconnaissances localisés et qui se définissent en partie en opposition à d’autres groupes géographiques.


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Un ressentiment géographique plus fort chez les ruraux

Notre enquête par questionnaire pour le projet européen « Rural Urban Divide in Europe » (RUDE) menée en France sur 4000 répondants en octobre 2022 fait apparaître un fossé géographique au niveau du ressentiment que les individus éprouvent vis-à-vis d’habitants d’autres zones géographiques.

Ressentiment géographique sur quelques questions en fonction du lieu de vie Note : les « autres zones » correspondent aux zones rurales pour les urbains, aux zones urbaines pour les habitants des zones rurales et péri-urbaines
Figure 1 – Ressentiment géographique sur quelques questions en fonction du lieu de vie Note : les « autres zones » correspondent aux zones rurales pour les urbains, aux zones urbaines pour les habitants des zones rurales et péri-urbaines. Données de l’équipe française de RUDE, Author provided (no reuse)

La différence de niveau de ressentiment entre les ruraux et les urbains est particulièrement marquée en ce qui concerne le pouvoir politique. En effet, comme le montre la figure 1, 72 % des ruraux se sentent méprisés par les élites, contre près de moitié moins chez les urbains.

En outre, ce clivage est plus accentué encore sur la question de la représentation politique, puisque seulement 36 % des urbains pensent qu’il y a trop de députés ruraux qui ne représentent par les intérêts des habitants des zones urbaines, tandis qu’à l’inverse, 82 % des ruraux considèrent qu’il y a trop de députés issus des zones urbaines et qui ne représentent pas les intérêts des habitants qui vivent dans les zones rurales. Il est intéressant de noter que ce ressenti ne correspond pas à la représentativité effective des députés à l’Assemblée nationale où les zones rurales sont plutôt surreprésentées.

La perception de l’allocation des ressources publiques creuse le fossé

Toutefois, c’est la mesure du niveau de ressentiment vis-à-vis de l’allocation des ressources publiques qui constitue le fossé le plus important entre ruraux et urbains. Les habitants des zones rurales ont le sentiment, assez marqué, d’être moins bien dotés en ressources publiques par rapport aux autres zones géographiques. 85 % des ruraux pensent que le gouvernement dépense trop d’argent pour le développement des zones urbaines, alors que le développement des zones rurales serait laissé de côté. En revanche, seulement 23 % des urbains sont d’accord avec l’affirmation inverse, confirmant ainsi l’existence d’un sentiment particulièrement prononcé chez les ruraux d’être abandonnés par les pouvoirs publics.

Là aussi, ce ressenti contraste fortement avec la réalité objective. Les travaux de l’économiste Laurent Davezie ont montré à plusieurs reprises que non seulement l’État investissait fortement dans ces territoires, mais qu’il y avait une forme de redistribution fiscale des habitants des grandes agglomérations vers les territoires ruraux. Enfin, ce clivage s’observe également concernant le ressentiment vis-à-vis des différences de mode de vie et valeurs selon les zones géographiques.

Pour le dire autrement, les habitants des zones rurales s’estiment en décalage et se sentent méprisés : 65 % des ruraux pensent que les personnes issues des zones urbaines ne respectent pas assez le mode de vie des personnes issues des zones rurales.


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Un ressentiment géographique aux conséquences politiques lourdes

L’ensemble de ces résultats rejoignent ceux du sociologue Benoît Coquard qui concluait son enquête auprès de jeunes ruraux de l’Est en considérant qu’ils estimaient « ne pas compter aux yeux du pays, ou de ceux qui les gouvernent ». Il semble assez évident que ce ressentiment géographique asymétrique puisse influencer le vote des habitants de la ruralité.

D’autres données issues de l’enquête RUDE, présentées ci-dessous (cf. figure 2), nous donnent un aperçu de ces conséquences politiques. Les ruraux sont d’autant plus enclins à voter pour le « Rassemblement national » à une élection prochaine qu’ils éprouvent du ressentiment vis-à-vis des urbains.

Figure 2 – Niveau de soutien pour les trois principaux partis (%) Note : Question posée aux répondants : « S’il y avait une élection présidentielle dimanche prochain, pour quel parti voteriez-vous (échantillon de votants sûrs de leur choix de parti, soit 2 897 répondants sur 4 049) ? « . Nous avons codé les individus avec un ressentiment supérieur à 4 sur une échelle de 1 à 5 comme des individus exprimant un haut niveau de ressentiment géographique. Données de l’équipe française de RUDE, Author provided (no reuse)

En effet, le score du Rassemblement national est déjà plus élevé de 10 points de pourcentage chez les ruraux par rapport à la moyenne, mais de plus de 22 points chez les ruraux qui éprouvent un ressentiment géographique. Ainsi, s’il y avait une élection prochainement, les ruraux avec du ressentiment géographique voteraient deux fois moins que la moyenne nationale pour le parti « Renaissance », mais deux fois plus pour le « Rassemblement national ».

Plusieurs constats

Ces résultats nous invitent à poser plusieurs constats. Tout d’abord, il convient de souligner l’importance du contexte géographique pour rendre compte des représentations politiques des individus. Ensuite, de constater l’existence, à l’instar des États-Unis, d’une certaine forme de « conscience rurale », fondée sur une « politique du ressentiment ». Enfin, ces résultats conduisent à mettre en avant un écart important entre la réalité des inégalités territoriales et la perception qu’en ont les individus.

Les représentations qu’ont les individus des territoires où ils vivent, en comparaison avec les autres, jouent un rôle essentiel. Or, il est probable qu’elles soient en partie façonnées par les discours médiatiques et politiques. À cet égard, le RN a réussi à convaincre une partie des électeurs ruraux qu’il était le parti d’une ruralité abandonnée et méprisée.

Face à cela, il convient pour les autres forces politiques de prendre en compte cette forme de « conscience rurale », fondée sur le ressentiment, pour construire un autre discours, qui ne soit ni misérabiliste, ni condescendant, et qui fasse sens vis-à-vis des représentations des habitants des zones rurales.


Cet article a été co-rédigé avec Blaise Mouton, étudiant en Master à Sciences Po Grenoble.

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