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Comment les mots-slogans de Macron et Attal façonnent un agenda politique et médiatique

Kak (France) Cartooning for Peace, janvier 2024.
Kak (France) pour L'Opinion-Cartooning for Peace, janvier 2024. Author provided (no reuse)

Après le discours des vœux de Nouvel An du président, ses propos introductifs à la conférence de presse du 16 janvier, ainsi que la déclaration de politique générale du Premier ministre Gabriel Attal devant l’Assemblée nationale le 30 janvier, de nombreux journalistes et commentateurs de la vie politique française ont relevé l’emploi par le président et le Premier ministre du mot réarmement et du verbe réarmer ainsi qu’une triade de verbes en  : désmicardiser, déverrouiller, débureaucratiser.

Les discours politiques sont scrutés de près par de nombreuses disciplines : science politique, histoire, sociologie… mais aussi par la linguistique, discipline dont l’objet est l’étude scientifique de la langue et de ses usages. Les sciences du langage ont ainsi développé, des débuts de l’analyse des discours jusqu’aux méthodes quantitatives basées sur corpus – c’est-à-dire l’étude statistique à partir de grandes masses de textes – des techniques afin d’analyser la rhétorique politique.

Le réarmement, un mot utilisé dans des moments historiques de tensions

Si le mot réarmement a retenu à ce point l’attention, c’est sans doute en partie lié à un effet de surprise. En utilisant une fonction aussi basique et sujette à discussion que le visualiseur de fréquence des mots de Google Books, on voit que son utilisation en français est proche de zéro jusqu’en 1927, connaît un premier pic en 1935, reflue jusqu’en 1943 avant de repartir en flèche avec un second pic en 1952. Depuis cette date, il reflue à nouveau régulièrement jusqu’à 2019, dernière année de l’échantillon, avec toutefois quelques pics, moins importants, dont un en 1981.

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Réarmement n’est donc pas un mot régulièrement utilisé et on le voit surtout apparaître dans des moments historiques liés à des tensions et des ruptures : entre-deux-guerres, montée du nazisme et du fascisme, Seconde Guerre mondiale puis Guerre froide.

Ce constat d’un mot peu usité en français est par ailleurs confirmé, au niveau statistique et à plus grande échelle, par sa fréquence dans le corpus de référence du français standard proposé par l’outil Sketchengine créé par le linguiste britannique Adam Kilgarriff comme interface permettant d’étudier de grands corpus. Dans cette gigantesque masse de données, « réarmement » apparaît exactement 12.067 fois, ce qui ne fait même pas une fois (0,43 fois pour être précis) tous les un million de mots… Pourtant, les occurrences répétées, associées à celles du verbe « réarmer », dans les deux discours du président en font clairement un mot clef de son argumentation.


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Imposer un cadre d’analyse du réel

L’utilisation de ces mots clés est un premier élément de framing, de cadrage cognitif et discursif. Présente sous diverses formes dans plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales, la notion de cadre repose sur l’idée que toute réalité peut être saisie de diverses manières et que toute approche de celle-ci présuppose donc sélection, accentuation et interprétation d’une perspective particulière, au détriment des autres, entraînant donc des représentations différentes.

Ici, le cadre choisi est donc de conférer à la situation actuelle du pays un caractère historique qui l’inscrit dans une lignée. En quelque sorte, si nous en sommes au point de réarmer, c’est parce que la situation est grave. Et ce premier cadre en convoque un deuxième qui n’est exploité qu’à la marge lexicalement, mais est bien sûr cognitivement présent, c’est-à-dire dans les représentations mentales que nous y associons, en l’occurrence la dimension militaire sous-jacente au terme qui ressurgit par exemple dans le mot mobilisation.

Rodho (France) Cartooning for Peace, janvier 2024. Author provided (no reuse)

Ces aspects du discours pourraient être traités en termes de métaphores, mais comme l’ont montré les théories cognitives, les métaphores ne sont pas que des artifices stylistiques, elles structurent notre mode de représentation des réalités que nous désignons par les mots. La communication présidentielle opère clairement là une fusion conceptuelle entre le domaine militaire et les autres domaines visés (économie, société, démographie) et, en quelque sorte, prépare la suite : il faudra prendre des mesures, désigner des chefs de file, faire un plan de bataille, etc.

Enfin, troisième élément saillant, il y a les verbes associés à la durée, au temps, dans les deux interventions présidentielles et qui participent à la stratégie de cadrage. Le président utilise des verbes qui indiquent que son action va s’inscrire dans la durée et qui prouvent son volontarisme : « C’est pourquoi, comme je l’ai indiqué le 31 décembre dernier lors de mes vœux, nous engagerons un réarmement civique », a-t-il par exemple déclaré lors de sa conférence de presse du 16 janvier dernier. Il va falloir le « permettre », et l’on comprend, sans que cela soit dit, que l’exécutif en sera l’agent, puis l’« engager » et le « poursuivre », voire l’« accélérer » – ce réarmement ne sera pas immédiat, il va durer dans le temps et montera en puissance.

Bien sûr, ce réarmement n’est pas militaire, il s’applique à des domaines institutionnels, économiques et sociétaux : réarmement économique, réarmement de l’État et des services publics, réarmement civique, industriel, technologique et scientifique, réarmement de la Nation, réarmement de notre souveraineté, réarmement académique, scientifique, technologique, industriel et agricole et enfin réarmement démographique. Là encore le discours tente un effet de surprise en associant le terme à des compléments totalement inattendus : ces « types » de réarmement, non militaires, ne sont pas attestés par le passé. Le président crée donc, dans le discours, de nouvelles catégories de désignation qu’il inscrit dans le « cadre » choisi et qui hérite de toutes les propriétés du réarmement classique : ses acteurs (qui décide, qui agit), ses dispositifs (les instruments de ces réarmements), ses objectifs, etc.

Du cadrage à sa diffusion et sa réception

Le Premier ministre s’inscrit lui aussi dans ce cadrage global de rupture historique puisqu’à travers la triade des trois verbes à la structure identique « déverrouiller », « débureaucratiser » et « désmicardiser », il identifie clairement trois obstacles (les verrous administratifs, la bureaucratie et le smic) qu’il va s’agir de dépasser.

Truant (France) Cartooning for Peace, janvier 2024. Author provided (no reuse)

D’ailleurs, la structure même des deux derniers verbes contient, dans sa forme, le verrou à faire sauter : la bureaucratie et le smic. En ce sens, déverrouiller fait figure de forme générique pour les deux autres. Le cadre est ici clairement porté par le suffixe que le Trésor de la langue française informatisé définit comme « exprimant l’éloignement, la privation, la cessation, la négation, la destruction de quelque chose » qui met en avant le changement dans la direction opposée à celle du verbe de base.


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Il est intéressant de noter que même le néologisme dé-smicard-iser ne pose aucun problème d’interprétation : d’une part parce qu’il recourt à une structure bien attestée de construction des verbes français et d’autre part parce que, dans le discours du Premier ministre, il vient conclure un passage entièrement consacré au smic où le cadre retenu est celui de la limite, de la frontière (niveau du smic, en dessous du smic,) qu’il convient de dépasser (augmenter, revaloriser le smic).

Ces discours visent donc, à travers ces cadres, à livrer, peut-être imposer, une « grille de lecture » politique d’une situation. Il n’est pas du ressort du linguiste de les évaluer, car le faire serait forcément aussi évaluer l’analyse de la situation qui les sous-tend, et ce serait donc un positionnement lui aussi politique.

Ce que le linguiste peut toutefois observer, c’est comment ces cadres vont ou non être repris dans les discours médiatiques mais aussi tout simplement dans l’opinion publique. En effet, les mots et formules analysés fonctionnent comme des mots-signaux qui certes condensent tout un discours, mais portent aussi les cadres choisis. Et un cadre qui finit par s’imposer peut très vite être confondu avec la/une réalité dont il ne met pourtant en perspective qu’une dimension parmi plusieurs possibles.


Cet article est illustré par Cartooning for Peace, un réseau international de dessinateurs et dessinatrices de presse engagés à promouvoir, par le langage universel du dessin de presse, la liberté d’expression et les droits de l’Homme.

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