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Comment Quentin Tarantino plie l’espace à son récit

Dans Jackie Brown, le tapis roulant de l’aéroport fait entrer le personnage-titre dans la fiction, en même temps que les spectateurs. La séquence se conclut sur l’ouverture de la porte du terminal par Pam Grier qui fait office d’ouvreuse pour inviter le public à entrer dans le cinéma Miramax

Quentin Tarantino, en fervent défenseur de la culture pop et alternative, traite souvent les images de ses films comme des cases de bande dessinée : Jackie Brown s’ouvre avec un plan d’insert sur un T-shirt représentant une page de comics. Il aime aussi filmer des décors vides pendant plusieurs secondes, avant que son sujet n’entre dans le cadre et poursuive le monologue qu’il avait entamé hors cadre, ce que l’on retrouve avec M. Orange dans Reservoir Dogs lorsqu’il répète son numéro de flic infiltré mais également dans Once Upon a Time… in Hollywood lorsque Cliff Booth rejoint son chien Brandy dans sa caravane après une dure journée aux côtés de Rick Dalton. Le mouvement présent s’intègre progressivement au cadre spatial composé d’éléments passés.

Mais le rapport à l’espace, chez le cinéaste, ne se limite pas à un certain découpage en plans et en séquences. Tarantino, de film en film, investit l’espace réel et visible à l’écran – c’est-à-dire les décors – pour l’adapter à son scénario, et non forcément l’inverse.


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La séquence d’ouverture de Reservoir Dogs est aujourd’hui culte mais possède de grosses lacunes visuelles : les personnages qui parlent sont cachés par l’épaule en amorce de leurs auditeurs. Et au niveau du découpage technique, Tarantino s’est contenté de tourner autour de la table de façon répétitive.

Le huis clos ou la familiarité forcée

Reservoir Dogs et The Hateful Eight se déroulent essentiellement dans des espaces confinés : un hangar servant de point de ralliement aux braqueurs dans le premier film et la mercerie faisant office de refuge lors de la tempête de neige du second. Dans ces deux cas, les lieux ne sont pas habités de la même façon. Dans Reservoir Dogs, le hangar est neutre et sert avant tout de ring pour les boxeurs qui vont s’y affronter. Ce sont eux qui transforment l’espace (les impacts de balles, les traces de sang sur les murs) bien que l’on imagine que d’autres choses y aient eu lieu mais que leurs marques aient été effacées ou simplement estompées par le temps.

Aux bandits machistes de Reservoir Dogs (1992) succèdent les cascadeuses de Deathproof (2007). La scène du déjeuner est similaire dans la forme mais Tarantino, ici directeur de la photographie, rend son image plus lisible et s’est même lancé dans un plan séquence (Dimension Films).

The Hateful Eight prend place dans un lieu fermé marqué par son histoire, à commencer par le massacre qui y eut lieu quelque temps avant l’arrivée des protagonistes. Tout l’espace de la mercerie est mobilisé, jusqu’au plancher qui sert de cachette au personnage de Jody Domergue, constituant l’un des nœuds scénaristiques les plus forts du long métrage. Avec ce premier et ce huitième film, Tarantino opère une variante sur le huis clos, passant d’un cadre spatial neutre à un cadre familier pour explorer les rouages scénaristiques que peuvent offrir ces deux propositions.

Par différentes expériences visuelles, il plie ces espaces confinés à ses choix techniques : la discussion entre M. Orange et le policier est filmée en plan large avec la tête du second personnage en amorce. Le travail sur la mise au point rend les deux acteurs sur l’image complètement nets, soulignant leur objectif commun. Dans The Hateful Eight, le film tout entier a été tourné en 70mm Ultra-Panavision, un format d’image réservé aux fresques épiques. Filmer un huis clos avec ce procédé revient à donner une dimension bien plus imposante aux trognes et aux gueules cassées qui se succèdent et s’en trouvent mises en lumière.

Avec le format 70mm Ultra-Panavision, Tarantino allonge son image et l’approfondit. Cette technique, utilisée seulement une dizaine de fois depuis la fin des années 1960, était très prisée des studios hollywoodiens pour rendre à leurs fresques historiques toute leur dimension épique.

Déambulations et voyages initiatiques

Quand les lieux d’action se démultiplient, il s’agit plutôt de souligner une forme de déambulation (généralement dans Los Angeles) plutôt que de voyage. Si Django Unchained et les deux volets de Kill Bill peuvent être qualifiés de road movies ou de voyages initiatiques, les déplacements se font dans le cadre spatial bien délimité de la ville.

Rick Dalton (Leonardo DiCaprio) en bien mauvaise posture sur l’affiche de l’un de ses films. Pour indiquer sa place de parking, il a fait déposer à la verticale la partie de l’affiche représentant son visage afin de redorer son image de star hollywoodienne (Columbia Pictures).

Autre gimmick de Tarantino, les points de repères, ou les repaires de ses personnages : le Jack Rabbit Slim ou la demeure des Wallace dans Pulp Fiction, l’appartement d’Ordell dans Jackie Brown, la caravane de Budd dans Kill Bill ou le manoir Candie dans Django Unchained deviennent des lieux familiers. Dans Once Upon a Time… in Hollywood, la propriété de Rick Dalton est signalée par une affiche représentant l’acteur fixée avec des parpaings devant sa place de parking. Le poster dans son intégralité (visible à d’autres moments du film) représente Dalton à terre en train de se faire écraser le visage. Mais il n’a choisi que la partie où on le voit, recadrée à la verticale, pour s’annoncer comme le phare qui guide les voyageurs jusqu’à lui.

Chez Tarantino, les moyens de locomotion deviennent un véritable langage : les véhicules sont synonymes de mort et d’agonie comme dans Reservoir Dogs, avec un M. Orange se vidant de son sang ou un M. Brown succombant à une balle en pleine tête alors qu’il est encore au volant, ou encore Deathproof qui présente la voiture de Stuntman Mike comme une arme. Mais ils peuvent être aussi des lieux de discussion permettant au récit de souffler : qui ne se souvient pas du légendaire dialogue sur les fast foods dans Pulp Fiction ou la réanimation du gros orteil de l’héroïne de Kill Bill ?

Dans Kill Bill Vol. 2, le cloisonnement claustrophobique de Beatrix Kiddo (Uma Thurman) est l’occasion pour l’héroïne de se souvenir des enseignements du vieux maître Pai Mei. Enseignements qui lui permettront de briser le cercueil et de sortir de terre (Miramax).

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