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Pop conso-philo

Consumo e ( r ) go sum ?

Que prenait François 1er pour son petit-déjeuner ? A cette question d’apparence anodine posée par un enfant dans le cadre d’une émission radiophonique du dimanche soir, un historien répondit on ne peut plus clairement : des pâtisseries, c’est-à-dire des pâtés de viande, et du vin. Point donc de café, de thé, de chocolat qui feront leur apparition un siècle plus tard en France. Point non plus de jus d’orange, de fruits, de légumes qui n’étaient pas intégrés dans le régime alimentaire de l’époque.

La société de consommation et l’idée du choix

On mesure à que point le chemin qui nous mène à un repas constitué de Nespresso, Nutella, Confipote, Frosties et autres amis du petit déjeuner est décidément long. Cette anecdote nous rappelle que la société de consommation est fondée sur l’idée de choix et repose donc sur la diversité des biens consommés. Cette liberté de choix est d’ailleurs inscrite au cœur de la constitution des États-Unis dans une équation qui associe le choix à la liberté et au bonheur.

Avoir le choix permettrait de se sentir libre et d’accéder aux bonheur car tel est bien le programme politique qui sous-tend notre société dite de consommation. Cette société du choix n’advient donc pas, comme on a souvent tendance à le penser, avec la révolution industrielle et la massification de l’offre qui en résulte, mais avec le développement des échanges maritimes et marchands à partir de la Renaissance.

C’est donc la diversité qui mène la danse de la consommation et qui structure un récit de liberté propre à la modernité. C’est avec le choix des biens que la simple consumation se transforme en consommation. Il ne s’agit plus dès lors de simplement détruire les biens –les consumer- mais de projeter une signification à la fois sociale et personnelle sur ces biens, les consommer.

La montée de l’individualisme, fiction de la modernité

Mais cette fiction du choix et de la liberté individuelle n’a pu fonctionner à plein qu’adossée à cette autre fiction de la modernité qui est la montée de l’individualisme. En effet, les révolutions politiques du 18ème siècle qui ont substitué un régime démocratique au système aristocratique auraient fait advenir une société d’individus. A une société fondée sur le rang dans lequel chacun a une place en fonction de sa naissance, se serait substituée une société dans laquelle chacun doit construire son identité pour se forger une place.

C’est pourquoi la notion d’identité n’apparaît qu’au 18ème siècle ; elle emblématise un nouveau questionnement des sociétés modernes : l’individu doit construire sa singularité ou plus exactement la performer que ce soit par le sport, le travail, l’art ou la consommation. A moins que la consommation ne relève à la fois d’un travail, d’un sport et d’un art. Toujours-est-il que la modernité s’arcboute à une quête permanente de reconnaissance qui est devenue la pathologie dominante des sociétés démocratiques.

L’identité via la consommation ?

Qui suis-je et comment me singulariser dans une société qui n’est plus verticalisée et qui ne m’assigne plus un rang et une place déterminés ? Telle est la question fondamentale qui taraude les sociétés modernes. Et c’est justement à cette question que les marques s’empressent de nous répondre. Être reconnu comme quelqu’un et non pas comme un nobody, un anonyme, voici en gros ce que nous proposent en permanence la publicité et les marques.

Le grand tour de passe passe de la société libérale est donc d’avoir su créer une fiction par laquelle les choix de consommation permettraient aux individus de se forger une identité en montrant aux autres ce qu’ils sont, ce qu’ils voudraient être ou ne pas être.

Cette fiction postule que la société de consommation n’est qu’un vaste système d’objets qui ne sont finalement que des signes permettant à chacun d’exprimer son identité. Les biens marchands ne seraient que des prothèses identitaires permettant aux personnes de se constituer comme individus.

« Né pour être moi » ! ?

Ce magnifique programme politique est parfaitement résumé dans la signature de la campagne publicitaire d’une enseigne de produits de beauté : « Born to be me ». Oui, vous avez bien lu, il ne s’agit plus de « Born to be wild » ou de « Born to be alive » mais de « Born to be me » ! Que comprendre derrière cette affirmation tautologique ? Si d’autres marques se sont déjà essayé à la fameuse formule de Nietzsche « deviens ce que tu es » en la pervertissant et la banalisant à outrance, une étape supplémentaire est ici franchie.

Je ne serais donc pas « né quelque part » ou « né dans un ice cream » mais « né pour être moi ». Vaste programme ! Et vaste fumisterie surtout. N’oublions pas que notre société est tout sauf une société d’individus. C’est ce que nous rappelle avec force et talent le philosophe Dany-Robert Dufour tout au long d’une œuvre magistrale et notamment dans un ouvrage bien nommé : L’individu qui vient.

De l’égoïsme plutôt que de l’individualisme

Qu’est-ce à dire ? Ce que ne cesse de montrer avec verve et brio cet auteur capital, c’est que la société démocratique contribue à fabriquer de l’égoïsme et non de l’individualisme. Pourquoi ? Les démocraties libérale et le néolibéralisme ont fait du sujet la référence absolue. Cependant, il paraît clair que, pour une part importante de ces sujets, vivre au sein de la société occidentale contemporaine s’accompagne d’une grande difficulté d’être soi. Selon Dany-Robert Dufour :

Notre société ne se donc pas pour vocation de promouvoir des individus, entendus comme des êtres capables de penser et d’agir par eux-mêmes indépendamment de leurs pulsions. Être sujet, c’est-à-dire être-soi et être-ensemble, se présente selon des modalités sensiblement différentes de ce qu’elles furent pour les générations précédentes. Notre société exige de l’individu une certaine autonomie et il n’est pas certain qu’elles soient toujours en mesure de l’aider. Il est important, nous rappelle Dufour de distinguer l’individualisme qui suppose la réalisation pleine et entière de toutes les possibilités de l’individu, et l’égoïsme qui ne renvoie qu’à la satisfaction des appétences pulsionnelles. La société de consommation nous abreuve en effet d’objets de satisfaction pulsionnelle, que ce soient des produits manufacturés, des services marchands ou des fantasmes de toute-puissance à-mêmes de satisfaire notre ego. (http://www.humanite.fr/tribunes/dany-robert-dufour-le-capitalisme-libidinal-veut-f-546102)

L’amour propre contre l’amour de soi

La grande mystification de l’économie des marques est finalement de s’appuyer sur l’amour propre des individus en le faisant passer pour de l’amour de soi.

Souvenons nous que Rousseau a écrit de magnifiques pages sur l’amour de soi qu’il considère comme « le plus puissant et le seul motif qui fait agir les hommes » et qu’il s’agit de le distinguer d’une part du narcissisme qui est l’attachement à la représentation que l’on se fait de soi même et d’autre part du sentiment d’amour propre (dont participent l’orgueil et la surestimation de soi) qui est une passion (souvent violente) qui résulte de la réflexion et de la comparaison et dépend en son surgissement d’une représentation de soi à travers les autres.

Et comme l’a magnifiquement montré le philosophe Paul Audi, l’amour de soi est chez Rousseau une passion universelle, c’est la passion des passions, la passion primitive, innée, antérieure à toute autre et dont toutes les autres ne sont que des modifications. C’est une auto affectation qui caractérise l’ensemble des modalités du vivre et qui fait que chacune de ces modalités ne peut se révéler autrement que sous la forme d’une épreuve de soi (L’autorité de la pensée, PUF).

La société de consommation qui fonctionne au régime du « tout à l’ego » selon la savoureuse formule de Régis Debray, n’a finalement rien à voir avec un individualisme authentique. Comme le rappelle encore Dany-Robert Dufour, ce qui caractérise l’individu de l’individualisme,

c’est celui qui peut interposer un temps de délibération et de décision entre l’appétence pulsionnelle qu’il ressent et le moment de la satisfaction. C’est celui qui s’inscrit dans un projet.

Or cette idéologie dominante corollaire d’une quête effrénée du « plus de jouir » ne permet pas la pleine réalisation des personnes, puisqu’elle n’accorde de valeur qu’à l’individu réduit à lui-même, à son idiotie, et non aux différentes formes de collectif. Si la maladie de notre époque ne semble donc pas être l’individualisme mais l’égoïsme, il s’agit d’un égoïsme agrégatif particulier qui combine l’amour propre et la grégarité, c’est-à-dire un mode de vie passant sous le contrôle du troupeau, celui des consommateurs. Les marques qui sont à l’origine des tatouages visant à identifier et s’approprier le bétail ont finalement réussi à transformer l’être humain en bétail sous couvert d’une individualisation culturelle.

Ce qui d’ailleurs explique en partie les pratiques dites de human branding par lesquelles les individus se tatouent des logos de marque. La consommation consisterait donc à flatter l’égoïsme des individus en les reliant sous un mode virtuel pour mieux les conduire vers de sources d’abondance.

C’est pourquoi, nous dit Dufour, « l’individu reste à inventer ». Plutôt que de diaboliser les marques, assignons plutôt leur la tâche d’aider chacun à devenir un individu, qui soit si possible altruiste et sympathique. Exigeons d’elles qu’elles valorisent l’amour de soi et non l’amour propre. Et tel est justement le projet du convivialisme sur lequel nous reviendrons prochainement.

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