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Des gendarmes mobiles et des policiers dans le jardin de Forceval, pendant le démantèlement d'une scène ouverte de crack, dans le nord-est de Paris, le 5 octobre 2022. Bertrand Guay / AFP

Crack et cocaïne : pourquoi deux drogues si proches sont-elles traitées si différemment ?

« Affaire Pierre Palmade », scènes ouvertes de crack dans le nord-est de Paris… Ces dernières années, la cocaïne et le crack ont défrayé la chronique.

Malgré leur proximité pharmacologique, ces deux drogues font l’objet de traitements très différents, du point de vue médiatique, mais aussi politique et symbolique. Alors que la cocaïne, bien que prohibée, est considérée comme une drogue « festive », le crack est associé aux imaginaires de la violence et à la précarité.

Ce qui a notamment des conséquences sur les politiques publiques destinées à encadrer la situation vis-à-vis du crack, lesquelles se résument souvent à « éloigner et enfermer ». Pourquoi de telles différences ? Vers quelles politiques publiques se tourner pour dépasser cette vision binaire, dans l’intérêt de tous ?

Cocaïne et crack, deux drogues intimement liées

La cocaïne est extraite de la feuille de coca, une plante d’Amérique du Sud utilisée pour ses propriétés stimulantes.

C’est en 1860 que la cocaïne est isolée pour la première fois (par le chimiste Albert Niemann). C’est aussi au XIXe siècle que la cocaïne commence à se diffuser sur le marché européen. Consommée comme drogue dès le début du siècle dernier, la cocaïne est généralement associée à des imaginaires liés à la sociabilité, la fête, et la vie nocturne.

Certes, les discours médiatiques diffusent l’idée que la consommation de cette substance progresse dans la population, et que « tous les Français pourraient être concernés ». Cependant, des témoignages personnels d’artistes renforcent l’image d’une drogue festive, et lui apportent une dimension d’humanité.

Le crack, en revanche, ne bénéficie pas d’une telle image, il est associé aux marges de la société. Lorsque des témoignages de consommateurs parviennent dans les médias, ils sont le plus souvent anonymes et déshumanisés. Pourtant, du point de vue pharmacologique, il n’est pas si éloigné de la cocaïne, dont il dérive (il est obtenu à partir de cette dernière par adjonction d’ammoniaque ou de bicarbonate).

Photo d’une personne tenant une pipe en verre.
Une pipe telle que celle-ci peut être utilisée pour fumer du crack. Shutterstock

Généralement fumé, ses effets sont certes plus rapides et plus puissants que ceux de la substance dont il provient. Mais la différence, dans les imaginaires sociaux, entre cette « cocaïne du pauvre » (l’un des surnoms du crack) et la cocaïne ne tient pas tant aux effets des substances en elles-mêmes qu’aux caractéristiques sociales et ethnoraciales des publics qui les incarnent.

Pour le comprendre, il faut se pencher sur l’histoire du crack.

Le crack, drogue de l’animalité et de la folie ?

Le crack est arrivé en France à la fin des années 1980, dans le sillage des États-Unis, avec des imaginaires sociaux liés à la précarité sociale, à la communauté afro-américaine et à la guerre des gangs.

Cette nouvelle drogue a rapidement donné lieu à des discours relevant de la « panique morale », dans lesquels le crack était « diabolisé ». Au fur et à mesure que le crack se diffusait en France, son traitement médiatique et politique a produit des imaginaires dévalorisants, renvoyant à l’animalité et la folie.

Les articles dépeignaient une drogue rendant « accro » dès la première prise, relataient des actes de violence commis « sous l’emprise du crack », présentaient les « crack babies », des bébés dépendants au crack dès leur naissance.

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Aujourd’hui encore, on constate dans les médias que les usagers de crack sont le plus souvent traités comme un groupe anonyme, contrairement aux descriptions des consommateurs de cocaïne, qui dépeignent des publics issus des classes sociales favorisées blanches. Dénommés les « crackeux », ils vivent à « zombie land », et font objet de discours renvoyant la figure de l’« autre » : le « pauvre », l’« étranger », le « fou ».

Au-delà de ce discours médiatique « sensationnaliste » et déshumanisant, d’autres enjeux, politiques ceux-là, peuvent aussi expliquer dans une certaine mesure la mauvaise image d’une substance.

Un motif de contrôle social

La lutte contre les drogues peut être un moyen détourné visant à servir de prétexte pour atteindre d’autres fins politiques, comme le contrôle social de groupes perçus comme dangereux.

Ainsi, le caractère répressif de la loi sur 31 décembre 1970 régissant l’usage de drogues en France peut être interprété comme une volonté de contrôler les jeunes contestataires de mai 68. De l’autre côté de l’Atlantique, la guerre contre la drogue menée aux États-Unis a été analysée comme une volonté de réprimer les communautés afro-américaines par leur incarcération massive, selon l’analyse de Michelle Alexander, activiste et spécialiste des droits civiques, dans son ouvrage the New Jim Crow.

Cette dimension de contrôle social s’incarne ainsi dans le différentiel des sanctions proposées aux États-Unis : jusqu’en décembre 2022, les peines étaient beaucoup plus lourdes pour les usagers de crack.

Deux drogues, deux discours publics

En France, les discours publics sur la problématique du crack sont construits en miroir des représentations dévalorisantes dont fait l’objet cette drogue. Le traitement médiatique et politique du crack se traduit par un discours dominé par l’exclusion, la répression et la stigmatisation.

Le contraste par rapport au traitement de la cocaïne est saisissant : celle-ci est présentée le plus souvent comme un problème relevant de la sphère privée, et nécessitant une prise en charge de la personne dépendante.

Certes, « l’hystérie médiatique » autour de Pierre Palmade a mis en évidence la “dangerosité” de la conduite automobile sous cocaïne. Mais cette affaire a surtout donné lieu à un discours public axé sur l’obligation de soins et le renforcement des sanctions, en favorisant le cadrage sanitaire.

Des « cailloux » de crack.
Des « cailloux » de crack. Drug Enforcement Administration / Gouvernement fédéral des États-Unis / Wikimedia Commons

Le crack, au contraire, fait l’objet le plus souvent d’un cadrage sécuritaire relevant de la gestion de « publics considérés comme indésirables » qu’il faudrait « enfermer » et mettre à l’écart.

Cette mise à l’écart est à la fois sécuritaire et sanitaire. Ainsi, de septembre 2021 à 2022, plusieurs centaines d’usagers de crack ont vécu dehors, dans un campement insalubre dénommé Forceval, porte de la Villette, entre Aubervilliers et Pantin, des communes limitrophes de Paris.

Ces personnes ont été déplacées de force à plusieurs reprises par les forces de l’ordre dans ce quartier de banlieue populaire, après avoir vécu plusieurs mois dans Paris, dans un jardin public. Ces déplacements ont créé une scène ouverte de drogues (la scène de Forceval), un lieu où se mêlent trafic et usage, de jour comme de nuit, au même endroit.

Désordre public, violence, insalubrité… Ces scènes ouvertes génèrent des problèmes dont souffrent non seulement les riverains, mais aussi les usagers.

Malgré ce constat, la réponse apportée par les autorités n’a pas eu les effets escomptés. À ce titre, le cas d’Aubervilliers est emblématique.

Éloigner et enfermer

À Aubervilliers, chaque semaine durant une année, des habitants du quartier désespérés ont manifesté avec le slogan « Soignez-les, protégez-nous ! » afin que des solutions soient mises en œuvre par les pouvoirs publics.

Certains politiques ont à nouveau interprété ce slogan comme une demande de déplacement et d’enfermement. S’il s’agissait cette fois de forcer les usagers à se sevrer loin de Paris, à la campagne, les logiques de déplacement et d’enfermement demeuraient similaires à la logique sécuritaire. Et c’est bien le problème.

Si les troubles sont bien réels, cette approche ne tient pas compte de l’expérience des usagers, qui peuvent eux-mêmes être des individus en situation de vulnérabilité. Elle accorde peu d’intérêt ou de valeur à leurs conditions d’existence.

Des riverains manifestent pour demander le démantèlement d’un campement à Aubervilliers, dans le nord de Paris. Stéphane de Sakutin / AFP

Dans les discours publics portés par le gouvernement, c’est la dimension ordre public qui domine. Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, très présent dans ce débat, a annoncé régulièrement « vouloir « frapper beaucoup plus fort » pour « éradiquer le crack ».

Dans ce contexte, la réponse politique a été de laisser ce camp subsister durant une année et de construire un mur à Forceval, sous la supervision de l’ancien préfet de police Didier Lallement. Qualifiée de « mur de la honte », cette construction a non seulement symbolisé la mise à l’écart des usagers de crack, mais aussi l’échec de l’État français dans sa politique des drogues.

Miser sur la réduction des risques plutôt que sur la répression

La stratégie politique mise en œuvre jusqu’à présent, qui laisse des usagers de crack et des habitants des quartiers populaires vivre dans des espaces de non-droit constitue une violence d’État vis-à-vis de publics en situation de fragilité.

Déplacées, les scènes ouvertes se reforment. Cette politique répressive accentue les dommages, les désordres et les souffrances tant pour les usagers que pour les riverains et aboutit à une impasse, symbolisée par le mur de Forceval. Preuve de son inefficacité, les scènes ouvertes se disséminent aujourd’hui dans différentes villes de France, comme à Bordeaux par exemple.

Pourtant, d’autres solutions existent, qui permettraient de pallier cet échec. Elles nécessitent de repenser les politiques des drogues à partir d’une approche de réduction des risques qui promeut la santé, le soin, l’inclusion sociale et la capacité d’agir des usagers et la pacification de l’espace public pour les riverains.

Mal connues en France, ces politiques ne s’opposent pas au sevrage. S’inscrivant dans une démarche de soin, elles sont complémentaires de la lutte contre les trafics. Elles ont fait la preuve de leur efficacité pour mettre fin aux scènes ouvertes de consommation chez nos voisins européens

Les cas de la Suisse et du Danemark

Dès 1986, la Suisse a mis fin aux scènes ouvertes qui rassemblaient des milliers d’usagers consommant à ciel ouvert dans des parcs de Zürich ou de Berne grâce à une politique de réduction des risques volontariste et à l’ouverture de salles de consommation à moindre risque. Implantées aujourd’hui sur tout le territoire suisse, elles ont permis d’améliorer considérablement le quotidien des usagers de drogues et des habitants.

Le Danemark a également implanté des salles de consommation à moindre risque à Copenhague. Ce pays scandinave a fait le choix de l’inclusion sociale des usagers en favorisant leur accès à l’hébergement et en implantant ces dispositifs à côté d’espaces de sociabilité tels que des bars, restaurants, salles de spectacle, où différentes populations se côtoient.

Pour être efficaces, ces deux pays ont mis en œuvre des projets de collaborations entre la police et les travailleurs médico-sociaux qui œuvrent ensemble afin de produire une ville plus inclusive. Ils ont fait le choix de considérer qu’améliorer la santé et la situation sociale des usagers de drogues fait partie de la responsabilité de l’État et de la ville. Le pari étant que cela contribue également à pacifier la vie quotidienne des habitants.

La réduction des risques est une politique pragmatique, qui produit des bénéfices pour les deux parties prenantes impactées par les scènes ouvertes de drogues : les usagers qui vivent sur ces scènes et les riverains en proximité.

Une demande de mise à l’abri

Dans mes terrains d’enquête sociologique, les entretiens menés avec les usagers de crack rendent compte de la dureté extrême de leurs conditions de vie à la rue et de l’opprobre social qu’ils subissent. Bon nombre d’usagers utilisent le crack pour supporter les difficultés auxquelles ils sont confrontés, et en particulier la violence de la vie à la rue.

Le crack permet de soulager les souffrances liées à des trajectoires de vie difficiles, les violences subies, d’oublier sa vie et le regard des autres le temps d’une consommation. Ainsi, Katia (les prénoms ont été modifiés), 50 ans, expose ce qui l’amène à consommer : « Tout d’un coup, tout d’un coup plus de problèmes, tu te rends pas compte que t’es dans la rue, tu te rends pas compte que t’as plus de vie, que les gens te regardent comme un chien et tout… t’oublie tout »

Surtout, les discours des usagers révèlent leur souhait d’être à l’abri, tel Ousmane, 40 ans : « Cela va faire 20 ans que je suis à la rue… Je n’en peux plus, je suis fatigué de la rue, de tout ça… J’ai besoin d’un hébergement ». Une condition sine qua none pour parvenir à mettre à distance le produit qui envahit leur quotidien. Comme l’exprime David, 24 ans : « Quand on est dans la rue, c’est la vadrouille parce qu’on n’a pas d’endroit vraiment pour se poser. Donc, on va occuper nos journées en fumant du crack parce qu’on voit pas nos journées défiler en fumant du crack. »

Ils mentionnent également se sentir enfin respectés dans les lieux de réduction des risques qui les accueillent, tel que le dit Ali, 43 ans : « Ils nous offrent à manger, à boire, ce qui est très important. On peut s’asseoir, on peut se regarder, il y a de la musique. En plus, on peut prendre une douche […] C’est très important qu’on puisse avoir le respect de la dignité. »

Quand les usagers de drogues bénéficient d’une prise en charge adaptée, en phase avec leurs besoins, les bénéfices sont individuels et collectifs. Les scènes ouvertes disparaissent et la prise en charge des usagers est respectueuse des droits humains.

Une approche qui peine à s’imposer en France

La France a, elle aussi, mis en place des initiatives de réduction des risques. Des espaces de dialogue entre habitants et usagers de crack ont également été ouverts, comme celui instauré par le dispositif Agora. Dans ces espaces de citoyenneté, on considère que la parole des usagers de drogues et la diversité de la parole des riverains, souvent invisibilisées, doivent être replacées au centre du débat public.

Ces initiatives sont cependant constamment freinées par la dimension répressive de l’approche des drogues dans notre pays. Celle-ci empêche le développement de dispositifs de prise en charge pluridisciplinaires tels que les haltes « soins addiction » inscrites dans la loi de santé publique de 2022.

Soulignons cependant que l’arrivée du nouveau préfet de Paris, Laurent Nunez, en juillet 2022, s’est accompagnée d’un discours sensiblement différent sur le crack. À la veille de l’évacuation du camp de Forceval le 15 septembre 2022, il déclarait que « l’action ne peut pas être que policière et répressive, elle doit aussi être sanitaire et sociale ». Son discours est donc plus en phase avec celui de l’agence régionale de santé et celui de la ville de Paris porté par l’adjointe à la santé Anne Souyris qui promeut une approche de réduction des risques.

Espérons qu’il s’agit là d’une amorce de changement, car pour l’heure, le traitement politique des usagers de crack et des riverains des scènes ouvertes met en évidence l’existence de « hiérarchies morales » qui accordent des valeurs différentes à la vie des personnes qui constituent notre société, pour reprendre l’expression de l’anthropologue Didier Fassin. Cette situation éclaire d’une lumière crue les failles de notre démocratie, qui est encore loin de parvenir à déployer équitablement les principes d’égalité, de liberté et de fraternité qui la fondent…

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