Menu Close

De la droite à l’extrême droite : sur les logiques du recrutement au sommet du Rassemblement national

Thierry Mariani, ancien ministre des transports de Nicolas Sarkozy en 2012, ancien de l'UMP, en campagne le 11 février 2022 pour le Rassemblement National en région PACA, à Vallauris. Clément Mahoudeau/AFP

Les événements récents autour du rejet de la loi immigration ont donné au Rassemblement national l’occasion de faire bruyamment entendre ses revendications politiques, comme la dissolution du gouvernement. Fort d’un grand nombre d’élus à l’Assemblée nationale, le parti lepéniste peut aussi compter sur un nombre important de transfuges politiques, autrement dit des convertis, parfois sur le tard, à l’extrême droite.

Qu’il s’agisse de Sébastien Chenu (venu de l’Union pour un mouvement populaire), de Julien Odoul (venu du centre), de Laurent Jacobelli (venu de Debout ! La France), ou encore de Franck Allisio ou de Philippe Ballard (qui viennent aussi, tous deux, de la droite), ces profils interrogent, comme ils questionnent plus largement la légitimation du RN.

En effet, nombre d’explications rapides et normatives sont régulièrement convoquées pour saisir ce phénomène : qu’il s’agisse de la la porosité importante entre les électorats « de gauche » et ceux de « Marine » ou de l’équivalence des « extrêmes » (gauche et droite). Mais on évite généralement de penser un des faits empiriques parmi les plus flagrants : celui de l’importante porosité de la droite à l’extrême droite contemporaine, qu’il s’agisse des professionnels de la politique ou des électorats, comme cela a déjà été souligné par les sociologues du vote.

La « normalisation » du « Front » par des recrutements de professionnels venus de la droite, qui sont d’ailleurs bien médiatisés, mérite de fait attention car ils sont le signe d’un renouvellement (partiel) des équipes dirigeantes du RN et en disent long sur l’acceptabilité d’un engagement public à l’extrême droite aujourd’hui. Que nous disent du RN ces recrutements ? Sont-ils politiquement pluriels ? Sont-ils désintéressés ?

Un nécessaire recul historique

Il faut d’abord prendre un nécessaire recul historique sur les porosités dans le recrutement de professionnels de la politique à l’extrême droite, et en dehors. Invoquées aujourd’hui comme des marques de « normalisation », les conversions au Front national étaient monnaie courante dans les années 1980 ou 1990. De la séquence des élections législatives de 1986, jusqu’aux logiques du recrutement des cadres dirigeants du Front national des années 1990, on peut étudier le recrutement régulier « d’élites vitrines », principalement venues de la droite et notamment de petites formations partisanes.

Bruno Mégret n’était-il pas, comme une large partie de ses soutiens alors convertis au Front national, un ancien partisan du Rassemblement pour la République (RPR) ?

Crise au FN : Bruno Mégret annonce son départ, INA, 1998.

De la même manière, la question des conversions et des inconstances en politique de manière générale mérite d’être mise au centre de l’analyse pour décloisonner l’analyse du FN devenu Rassemblement national.

La politique n’est pas systématiquement une affaire de constance politique ou partisane. Les exemples historiques et contemporains ne manquent pas, à droite comme à gauche. Le cas de la formation de La République en Marche à l’occasion des échéances électorales de 2017 en est un bon exemple : ce parti est alors bien fourni en anciens cadres du Parti socialiste, tout comme les différents gouvernements de la présidence d’Emmanuel Macron sont composés d’anciens dirigeants de la droite, comme de la gauche.


Read more: Le bilan d’Emmanuel Macron : agenda néo-libéral et pragmatisme face aux crises


Une porosité politique située à droite

Ensuite, si porosités il y a, il faut les situer et quantifier les formations partisanes qui ont plus de chance de produire des convertis à l’extrême droite que d’autres.

D’une part, il convient de le rappeler et d’insister : les inconstants sont largement minoritaires dans les instances de direction du FN-RN. La majorité des dirigeants de l’organisation sont plutôt issus de filières partisanes à l’extrême droite, ce sont alors des militants du FN-RN, qui n’ont jamais fait partie d’autres formations politiques auparavant, à l’exception de mouvements ou petits partis d’extrême droite.

D’autre part, l’analyse des carrières des membres des bureaux politiques, le « conseil d’administration » du RN, atteste bien que la droite est bien plus poreuse à l’extrême droite que ne l’est la gauche, ou l’extrême-gauche.

Qu’il s’agisse de l’histoire du parti sur le temps long ou sous la présidence de Marine Le Pen (2011-2022), la très large majorité des transfuges viennent ainsi de la droite.

[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Ce sont dans leur majorité d’anciens cadres de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), ou de formations centristes (dans une moindre mesure) qui se reconvertissent en politique. Les cas bien médiatisés d’Andréa Kotarac (LFI) ou d’Aurélien Legrand (ex-NPA) ne doivent ainsi pas laisser à penser que la porosité du FN-RN s’étend massivement à toutes les formations partisanes.

Ce faisant, ce n’est ainsi pas une « normalisation » tous azimuts qu’il convient d’analyser, mais bien comment certains professionnels de la droite, soucieux d’opérer des carrières ascendantes et plus rapides que dans leurs organisations d’origine en viennent à militer, et surtout à vivre « de et pour » la politique à l’extrême droite.

Des engagements professionnels et intéressés

En effet, dès lors qu’on étudie des professionnels de la politique, on ne peut les considérer de la même manière que des électeurs « ordinaires » pour qui l’acte de vote, bien qu’il puisse revêtir des sens multiples, n’est pas systématiquement relié à leurs conditions matérielles d’existence, ni à leur emploi.

Les carrières des professionnels de la politique sont intéressées, et pour une large partie des transfuges étudiés, l’enjeu est double.

D’une part, il peut s’agir de « couper la file d’attente » de leurs anciennes formations partisanes et, par-là, de « monter » plus vite dans la hiérarchie politique.

D’autre part, cela se comprend car le marché des postes au RN est plus fluide qu’ailleurs, et les occasions ne manquent ainsi pas, pour certains transfuges, d’opérer des ascensions partisanes rapides, d’accéder à des mandats d’élus régionaux moins d’un an après une adhésion au RN, d’être recrutés comme collaborateurs politiques ou parlementaires, d’être promus à la tête d’une fédération, ou encore d’entrer au Palais Bourbon en 2017, puis en 2022.

Des profils recrutés avec attention

Tous ces éléments méritent toutefois d’être resitués dans deux processus. D’une part, recruter des transfuges ne se fait pas à l’aveugle. L’organisation travaille à capter certains profils, plutôt que d’autres, d’anciens professionnels de la politique réputés compétents, bien dotés en titres scolaires pour certains prestigieux, ayant des compétences techniques spécifiques (dans la communication politique par exemple).

Les cas de Laurent Jacobelli (diplômé de l’ESSEC, ex-cadre de l’audiovisuel, passé dans les groupes dirigeants de Debout La France), de Sébastien Chenu « pur professionnel » de la politique à l’Union pour un mouvement populaire ou de Philippe Ballard (ex-journaliste, ex professionnel de la politique locale à l’UMP) l’attestent bien.

Philippe Ballard, ancien présentateur de JT, élu RN dans l’Oise, s’exprime sur LCP, 13 mai 2023.

D’autre part, tous les transfuges ne se valent pas sur le marché politique à l’extrême droite. Le niveau et type de diplôme, tout comme l’expérience passée en politique structurent durablement les carrières au sein du FN-RN, les pentes des trajectoires d’ascension, tout comme les rétributions auxquelles les transfuges peuvent prétendre. Les militants de feu le « FN Sciences Po » accèdent par exemple à des mandats régionaux et à des postes de collaborateurs d’eurodéputés, quand un Julien Odoul (ex collaborateur centriste) ou un Sébastien Chenu (secrétaire départemental, conseiller régional puis député) opèrent des ascensions partisanes plus rapides et à des postes plus prestigieux (secrétaires départementaux, conseillers régionaux, députés).

Les conversions politiques au FN-RN sont ainsi plus probables dès lors que l’on vient de la droite, et les carrières espérées plus fructueuses pour les professionnels dès lors qu’ils disposent de monnaies d’échange particulières, qui prend la forme de titres scolaires distinctifs ou d’expériences politiques professionnelles.

Ces résultats n’épuisent toutefois pas la question de la place des idées dans les conversions en politique. Les transfuges sont prompts à mobiliser le registre de la « prise de conscience idéologique » pour les justifier. D’un point de vue sociologique, il faudrait plutôt saisir l’ajustement de possibles et pensables professionnels dans un contexte ou l’extrême droite (et ses idées et cadrages) n’est plus si illégitime aux yeux de bon nombre de professionnels de la politique et d’observateurs journalistiques, favorisant de ce fait un espace du dicible plus important pour celles et ceux qui s’y convertissent.


Cet article fait écho au chapitre de l’autrice issu de l’ouvrage « Sociologie politique du Rassemblement national : enquêtes de terrain », paru ce mois-ci aux Presses Universitaires du Septentrion.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now