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Débat : Comprendre la culture de la pauvreté pour remédier aux inégalités

Personne sans domicile fixe, à Paris le 7 mai. JOEL SAGET / AFP

Peut-on réellement lutter contre les inégalités alors que celles-ci semblent se creuser, notamment à l’intérieur des pays riches ? C’est en tout cas une des priorités affichées par Emmanuel Macron. Le Président français s’est en effet solennellement exprimé sur cette question depuis le sommet du G7 à Biarritz.

Or, un point crucial a été complètement passé sous silence tant dans son allocution que dans le débat public : la perception des « pauvres » ainsi qu’une analyse de la « culture de la pauvreté » qui oriente bien souvent leurs choix. Les exemples ne manquent pourtant pas.

Couvrant l’actualité des « gilets jaunes », Le Monde avait publié il y a quelques mois un reportage sur un jeune couple, Arnaud et Jessica, qui, en butte à des difficultés financières récurrentes, avait décidé de rejoindre le mouvement.

Cet article suscita une avalanche de commentaires dont voici à peu près la teneur :

« Si vous ne vous en sortez pas malgré les aides que vous percevez, ne vous en prenez qu’à vous-mêmes ; pourquoi, à 26 ans, avoir quatre enfants et être aussi peu rationnels dans vos choix de consommation ? »

Les internautes blâmaient en effet ce couple pour son inconséquence supposée et des choix de vie jugés irresponsables.

Des théories racistes du début du XXe siècle

Un commentaire en particulier m’avait interpellé. Il énonçait que les gilets jaunes représentent plus un problème socioculturel qu’un problème socioéconomique. Sans bien sûr la généraliser à l’ensemble d’entre eux, je trouve cette observation très pertinente.

Elle pointe le fait que les difficultés socioéconomiques de certains individus ou groupes tiennent plus de leur rapport au monde (leur « culture ») que d’un manque d’opportunités en tant que tel. Or, ceci a déjà été analysé sous le nom de « culture de pauvreté », notamment suite à des études sur les Mexicains, les Porto-Ricains ou les Africains-Américains.

Ainsi, dès le début du XXe siècle, la situation de ces derniers avait fait l’objet de nombreux ouvrages et articles académiques. Selon Robert Cherry il existait par exemple chez les économistes un large consensus sur le fait que leur infériorité de statut reflétait une infériorité génétique.

John R. Commons (1862-1945), pourtant considéré comme progressiste, assurait en 1907 qu’il existait une hiérarchie des races et des civilisations.

Selon lui, contrairement aux immigrants européens, les Africains-Américains ne pouvaient pas voir leur situation s’améliorer au contact des institutions américaines puisqu’ils étaient génétiquement inférieurs.

Tout au long du XXᵉ siècle ont émergé des théories justifiant la pauvreté de certains groupes par leurs origines ethniques, ici à Washington, 2015. Nicholas Kamm/AFP

Mais Commons n’est qu’un des nombreux auteurs qui leur reprochaient d’avoir beaucoup d’enfants malgré des revenus faibles, de ne pas savoir gérer un budget, d’être souvent coupables d’incivilités, d’être sur-représentés dans les statistiques du chômage et de la délinquance.

Il faudra attendre 1944 et l’étude de l’économiste suédois Gunnar Myrdal, An American Dilemma, pour que ces théories racistes soient efficacement réfutées. Myrdal montre que, loin d’être imputables à une prétendue infériorité génétique, ces traits sont en réalité liés à une culture de pauvreté qu’il définit comme une sous-culture « déformée » et « pathologique » qui génère « des formes de pathologie sociale ».

La culture de pauvreté

Le travail de Myrdal représente une analyse en termes de culture de pauvreté avant la lettre, l’expression n’ayant été forgée par l’anthropologue Oscar Lewis qu’en 1959. Difficile d’en donner une définition précise, la démarche de Lewis étant plus descriptive que réellement théorique. La culture de pauvreté est un peu comme l’éléphant de Joan Robinson : quelque chose qui existe, qui peut être décrit mais qui peut difficilement être défini.

Cela ne signifie pas pour autant qu’elle ne peut pas être mobilisée pour appréhender certaines dimensions de la vie sociale ou la situation de certains groupes.

La culture de pauvreté renvoie, comme son nom l’indique, à une culture, soit une relation au monde transmise de génération en génération et qui à la fois explique et s’explique par les conditions de vie des populations concernées.

Elle se manifeste par les éléments susmentionnés mais aussi par d’autres tels que l’absence de contribution à la vie collective, une profonde méfiance vis-à-vis des grandes institutions de la société ou encore un fort potentiel destructeur. Dans la postface de son livre La Vida. Une famille porto-ricaine dans une culture de pauvreté : San Juan et New York (1966 ; traduction française, 1969), Lewis évoque d’ailleurs plus de 70 traits caractéristiques des gens vivant dans une telle culture. Dans l’article du Monde évoqué plus haut, on en retrouve quelques-uns.

Camps de sans domicile en cours d’évacuation, près de la rivière Santa Ana, Californie. Frederic J. Brown/AFP

Les gens qui vivent dans une culture de pauvreté ne sont pas génétiquement déficients. Ils ne sont pas moins rationnels que les autres. Leur relation à leur environnement est juste telle qu’ils ne comprennent pas d’emblée les règles du jeu social et ont donc des priorités qui ne sont pas les bonnes. Ils font alors des choix contraires à leurs intérêts.

Au-delà des explications traditionnellement avancées, c’est par l’existence d’une culture de pauvreté qu’on peut expliquer certaines formes de délinquance juvénile, les rixes entre bandes, le terrorisme et, plus généralement, une bonne partie des comportements antisociaux, notamment les comportements violents. C’est tout le sens des conclusions de Myrdal pour la communauté africaine-américaine, conclusions qui pourraient être reprises pour la France.

Individus moins ambitieux, moins insérés

La culture de pauvreté joue en effet aussi un rôle dans les difficultés socioéconomiques des habitants des quartiers dits prioritaires : précarité, chômage, « parcours d’insertion professionnelle plus erratiques » comme indiqué dans le rapport 2018 de l’Observatoire national de la politique de la ville (tome 1, tome 2 et synthèse du rapport). Pour ne citer qu’un fait, dans ces quartiers, le taux de chômage est deux fois et demie supérieur à celui des autres quartiers des unités urbaines englobantes, soit 24,7 %, contre 9,2 % en 2017.

Elle est aussi à l’origine du fait que les lycéens de ces quartiers sont moins ambitieux dans leurs études, ce qui renforce leur marginalisation.

Je vois aussi la culture de pauvreté à l’œuvre dans ce que Fleur Jurgens avait appelé le « drame marocain » aux Pays-Bas : décrochage scolaire, chômage et délinquance d’une partie des jeunes de cette communauté.

La population majoritaire aussi concernée

Mais elle ne concerne pas que les minorités ethniques. Les personnages d’E n finir avec Eddy Bellegueule d’Édouard Louis ou de La Merditude des choses de Dimitri Verhulst (deux romans autobiographiques ayant respectivement pour cadre la France et la Belgique) vivent aussi dans une culture de pauvreté et sont pourtant issus de la population majoritaire.

Le thème est d’ailleurs traité, en partie, dans le film d’Arnaud Desplechin, Roubaix, une lumière, sorti le 21 août en France.

Bande-annonce du film Roubaix, une lumière (2019).

C’est aussi le cas de l’histoire de Zayn, enfant de 12 ans et personnage principal du film Capharnaüm (2018) qui, au tribunal, déclare au juge qu’il traîne ses parents en justice pour l’avoir mis au monde. « S’ils ne peuvent pas s’occuper de moi, pourquoi donc m’ont-ils conçu ? » disait-il en substance. Et Zayn et ses parents ne sont pas des réfugiés syriens ou des immigrés érythréens vivant au Liban (où se déroule le film) mais des autochtones.

Un échec des politiques publiques

La pauvreté n’est pas le seul mal qui affecte nos sociétés. On peut aussi évoquer la criminalité que tous les gouvernements cherchent légitimement à combattre. Ce fut l’objectif de la politique de peines planchers mise en place avec la loi Dati de 2007. Or, comme celle-ci abordait de front ce problème mais en négligeant ce qui l’engendrait, elle n’a pas produit les effets voulus.

L’idée sous-jacente était simple : le délinquant n’est pas la victime d’une société injuste mais une personne qui sait ce qu’elle fait, un individu rationnel qui réagit aux incitations, pour employer le jargon des économistes. Par conséquent, pour lutter contre la délinquance, il conviendrait juste de rendre le crime « coûteux » en durcissant les sanctions.

Quoique pertinente, cette idée occulte une partie des raisons pour lesquelles on peut décider de mener une carrière délinquante. Le durcissement des peines peut être efficace pour lutter contre la délinquance en col blanc mais pas toujours pour enrayer ses autres formes. C’est d’ailleurs pourquoi cette loi n’a fait que générer un alourdissement des peines et une augmentation de la population carcérale sans faire reculer significativement la criminalité.

Aux États-Unis, l’idée de culture de pauvreté a été brandie dans certains cercles pour blâmer les Africains-Américains en les désignant comme responsables de leur sort. En France, des discours semblables ont été tenus par des responsables politiques et des commentateurs, notamment suite aux émeutes de 2005.

Mais c’est regarder le problème par le petit bout de la lorgnette. La question de la marginalisation est complexe et ne saurait se limiter à des considérations sur la responsabilité ou l’irresponsabilité des personnes concernées. Pour l’appréhender, la culture de pauvreté constitue une approche ni cynique ni misérabiliste et donc un bon antidote aux pensées simplistes. C’est aussi un formidable défi théorique pour les chercheurs en sciences sociales.

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