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Décider, est-ce simplifier le réel ?

Nous décidons sans cesse au sens où notre manière même de regarder le monde et de nous y rapporter est déjà une « décision ». Hung Chung Chih / Shutterstock

Lorsque nous prenons une décision, on peut dire que c’est toujours dans la contradiction. Car opter pour quelque chose est nécessairement renoncer à autre chose qui était aussi possible, et différent de l’option prise.

Je peux décider que du fait de la fin du confinement je rendrai enfin visite à mes parents, et renoncer ainsi à me rendre au travail en continuant le télétravail, ou inversement. Mais chaque option exclut l’autre. À moins de décider de ménager la chèvre et le chou, et de faire un peu des deux dans la journée. Quoi qu’il en soit, décider aplanira le réel en quelque sorte, car la vie se « réduira » nécessairement à ce que j’aurai choisi.

Pourtant ce n’est pas si simple. Si j’opte pour me rendre de nouveau sur le lieu du travail, je peux être pris par toute une série de problématiques dont je n’aurais pas été saisi en optant pour aller voir mes parents : devoir décider comment seront remaniés certains bureaux, mettra-t-on en location une partie des locaux, au contraire comment organiser le premier événement festif en présentiel après confinement pour re-souder les équipes, etc.

Et il en va de même de l’autre côté : je peux lors de ma venue chez mes parents devoir les aider à se décider pour une nouvelle aide ménagère, ou pour refaire la salle de bains afin qu’elle soit mieux adaptée, etc.

Bref, chaque décision en ouvre de nouvelles au lieu de fermer, au lieu de « simplifier » le réel.

L’action de décider fait partie du réel

Nous pouvons avoir tendance à imaginer, voire à souhaiter, que le réel se simplifie du fait de nos décisions. Et de fait, nous avons la plupart du temps une approche simplifiante de la notion même de décision, spontanément approchée comme un moment qui sépare clairement un avant d’un après.

La prise de décision jouerait le rôle de ce qui sépare ainsi clairement les possibles de la mise à l’œuvre de l’un d’eux seulement au détriment des autres. Le sentiment est qu’alors on a simplifié le réel, en l’orientant dans une direction claire. En gros, en décidant, on se simplifie la vie. Du moins le croit-on.


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Cette manière d’approcher la décision est plutôt là pour simplement nous rassurer. Car en fait, les décisions ne simplifient jamais le réel, puisqu’elles en font partie. Autrement dit, chaque décision que nous prenons n’est pas « extérieure » au cours des choses, elle contribue à faire le cours des choses.

Mais le cours des choses ne s’arrête pas avec nos choix, bien au contraire. Le cours des choses déborde par nature les décisions que nous y prenons en y intervenant. Et ceci à la fois avant nos décisions, ce qui rend celles-ci parfois difficiles, et après nos décisions, ce qui complexifie sans cesse le réel que nous voulions réduire.

Tout est décision

Les dynamiques décisionnelles sont en fait bien plus subtiles et complexes que prises en un instant qui séparerait clairement un avant d’un après. Nous décidons sans cesse. Nous décidons sans cesse au sens où notre manière même de regarder le monde et de nous y rapporter est déjà une « décision ».

Car c’est déjà là un nombre considérable de microdécisions qui sont autant de postures et de comportements auxquels nous ne pensons pas tant ils nous sont évidents, intérieurs, spontanés. J’entends déjà le bon sens choqué affirmer que « si on va par là, tout est décision ! »

Je crois bien qu’il faut répondre affirmativement à cela. Car nous avons beau avoir été éduqués, formés par d’autres, et continuons sans cesse de le faire au travers de nos rencontres et expériences, nous orientons et articulons nos postures, nos choix, nos comportements en fonction de mille détails que nous ne subissons pas. Que nous assumons au contraire, et choisissons sans cesse – consciemment ou inconsciemment.

Chez l’humain, non plus sans doute que chez toute autre espèce proche, la différence entre conscient et inconscient, acquis et inné, etc., n’est pas claire. Il suffit de penser à la façon dont on réapprend par exemple dans le bouddhisme aux jeunes initiés quelque chose d’aussi spontané que de respirer en toute conscience pour s’en convaincre.

Les méditations bouddhistes ont pour but le développement de la conscience éveillée. sasint/Pixabay

Nous « décidons » donc sans cesse, si décider est non seulement de temps en temps, très consciemment, pencher pour telle ou telle option, mais aussi « interpréter » le réel.

Nos postures, nos comportements, nos interprétations du réel sont des « décisions », aussi minimes et invisibles soient-elles. Et c’est la raison fondamentale pour laquelle en « décidant », en prenant des options, nous ne réduisons en fait pas le réel, nous en faisons tout simplement partie en contribuant à lui donner ses dynamiques, ses couleurs et ses formes.

Nous fabriquons tous le réel

Ces observations ont des conséquences de tous ordres, dont des conséquences éthiques déterminantes. Si l’on suit bien ce qui précède, on doit dire que nous ne sommes pas seulement responsables de ce que nous disons ou « décidons » de manière ostentatoire et explicite.

Nous sommes responsables de la totalité de nos postures, interprétations du monde, et comportements. Notre responsabilité à l’égard du monde est constante. Ceci est paradoxal au sens où nous influons sans cesse sur le monde, qui pourtant ne nous attend jamais pour « couler » ou passer tel qu’il passe, dans toute sa complexité.

Autrement dit, l’on pourrait affirmer que puisque nos « décisions », postures, modes de vie, attitudes sont la plupart du temps si minimes, si petites, qu’elles ne jouent aucun rôle dans l’immensité où nous sommes plongés. Que nous ne jouons aucun rôle dans le cours des choses et que seulement certaines femmes et certains hommes influencent la réalité.

Ceci est faux. Nous faisons précisément partie du réel, dès la seconde où nous y sommes mis par la naissance, et sommes responsables de notre manière d’y être jusqu’à la mort. Nous fabriquons toutes et tous le réel, aussi petits et petites soyons-nous dans le monde.

La légende du colibri racontée par Pierre Rabhi figure du mouvement politique et scientifique de l’agroécologie.

On peut ajouter à cette remarque qui découle des observations précédentes, l’importance de l’« effet papillon ». Nos toutes petites décisions ou comportements gigantesques, bénéfiques ou néfastes, peuvent avoir des conséquences que nous n’imaginons pas à l’avance.

Cette dernière observation pourrait conduire à abandonner de tenter de « bien » faire, car à quoi bon opter sans cesse pour faire au mieux, si l’on ne peut prévoir à l’avance ni l’effet de nos options et postures ni leur ampleur ?

Il suffit pour rester serein de rappeler ici que l’erreur est humaine, c’est sa répétition qui est faute. Nous sommes en devoir puisque nous restons pleinement responsables de ce que nous faisons, de nos manière de faire et de nos « décisions », de nous ménager des zones ou des moments de repos véritable, d’« irresponsabilité ». Pendant le sommeil par exemple.

De plus, ce qui tient de l’éthique tient d’une posture d’essai dans l’incertain et non de résultat dans la certitude. Lorsque ceux qui deviendront ex post les « résistants » décidèrent de se mettre en France hors la loi sous le régime de Vichy pour lutter contre la domination nazie, ils ne savaient pas à l’avance ce que leur combat allait donner et ne pouvaient pas le savoir.

Ils étaient en plein risque. Il est aisé de donner cet exemple devenu malheureusement trop classique mais il s’agit d’un exemple particulièrement illustratif du fait que « décider » c’est structurellement essayer quelque chose, en engageant notre manière de nous rapporter au monde, sans pouvoir savoir à l’avance ce que l’essai donnera.

Dans un tout autre registre, tenter de soigner les patients atteints du coronavirus par tout moyen est évidemment plein de sens, sans que cela représente une obligation de résultat, mais bien celle d’essayer. C’est ce qu’ont montré depuis le début de la crise les soignants, et qu’ils continuent de montrer tous les jours.

Bref, on ne « simplifie » jamais le réel en y « décidant », mais on contribue à le faire sans cesse à partir même de notre compréhension des situations où nous nous trouvons mis.

Nous avons pour devoir d’être heureux

La dernière conséquence, essentielle, de ces observations, est le devoir de « présence ». Dans un monde où l’on en est venu à identifier la nécessité d’une « économie de l’attention », qui signale la baisse qualitative de vigilance dont nous sommes capables, il est essentiel que nous nous redressions et réveillions de nouveau.

Notre responsabilité fondamentale est une responsabilité de présence au monde la plus lucide et consciente possible. Or cela tombe bien, car cela revient, au sens étymologique du terme, à devoir être « heureux » – c’est-à-dire en face des circonstances de notre vie.

Le fait de savoir s’inscrire au cœur des circonstances et d’essayer d’y être et faire de son mieux, voilà ce que l’on peut entendre par cet impératif catégorique du philosophe Eric Weil qui affirma dans sa Philosophie morale, que « le premier devoir de l’homme est d’être heureux ».

Car c’est ainsi ajoute-t-il que ce devoir « devient concret dans le devoir envers autrui ». L’on peut interpréter en disant que si l’on est « malheureux », on ne répand que du malheur, et que nous sommes enjoints à nous efforcer au contraire.

Le « méchant » n’est-il pas autre chose qu’un « malchanceux », qui n’a pas su saisir sa chance ? Exactement au contraire du « bienheureux ». Décider ? Se comporter ainsi ou autrement ? « À la bonne heure ! » comme le signale l’étymologie du mot « bonheur ». Carpe Diem !

Loin d’être une affaire de confort, le « bonheur » est affaire d’exigences et d’effort.

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