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Des racines et des ailes : le populisme est-il l’avenir des peuples ?

Un des visages du populisme version 2017. Michael Vadon/Wikimedia Commons, CC BY-SA

Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse/S’élancer vers les champs lumineux et sereins

(Charles Baudelaire, Elévation)

Pour Thomas Piketty, le terme de « populiste » est devenu la nouvelle « insulte suprême de la politique », alors qu’il faudrait plutôt s’écrier : « vive le populisme ! ». Qu’est-ce à dire ? Et que penser fondamentalement du populisme : calamité à combattre ? Ou salutaire rappel à l’ordre de la primauté du peuple en démocratie ?

Le populisme, une réponse légitime ?

Pour Piketty le populisme n’est rien d’autre « qu’une réponse confuse mais légitime au sentiment d’abandon des classes populaires des pays développés face à la mondialisation et à la montée des inégalités ». La mondialisation a produit des gagnants, et d’innombrables perdants. C’est donc légitimement que ceux-ci se révoltent, pour exprimer leur colère d’avoir été broyés, leur refus de se soumettre, et leur exigence de justice. Le populisme est en quelque sorte l’affirmation que « nous, le peuple des perdants, nous valons mieux que ça ».

Car si, comme l’affirme Aurélie Filippetti, « le fossé entre les élites et le peuple se creuse d’une manière abyssale », c’est non seulement en raison des inégalités dont souffrent les uns et bénéficient les autres, mais aussi du fait de la condescendance et du mépris dont les victimes de la mondialisation se sentent l’objet. L’élite ne se targue-t-elle pas d’avoir le monopole, et de la raison, et de la vertu ? Le populisme signifierait alors : « il faut arrêter de prendre les citoyens ordinaires pour des brutes ou des imbéciles ».

Une réponse qui enferme dans une dichotomie réductrice

Certes, la montée des inégalités est socialement et éthiquement inacceptable. Mais cette condamnation valide-t-elle la dichotomie sur laquelle repose le populisme ? Car celui-ci n’existe que dans, et par, l’opposition entre deux entités. Nous (les mêmes, ceux d’ici), contre eux (les autres, ceux d’ailleurs) : les gens du cru, contre les cosmopolites ; ceux d’en bas, contre ceux d’en haut ; les gens ordinaires, contre la caste dirigeante ; les exclus, contre le système.

Toutefois, ceux qui contestent le plus fortement le système sont le plus souvent de purs représentants de ce “système” qu’ils dénoncent. Et si l’apologie du peuple a le mérite de rendre justice à des hommes exploités et méprisés, cela fait-il du « peuple » le seul dépositaire de la vérité et de la vertu ? Comme le montre Marcel Gauchet, la polarité peut se renverser. Le populisme, en exagérant une logique individualiste, va tout droit vers un autoritarisme radical, propice au naufrage dans le totalitarisme. C’est alors d’une élite cosmopolite que pourrait provenir le salut.

On peut sans doute imputer aux élites bien des turpitudes, ou des défaillances. Cependant, l’élite doit-elle devenir le bouc émissaire des erreurs et des fautes imputables au « peuple », quand, par exemple, celui-ci ne s’est pas montré capable de confier les responsabilités à une élite (politique) digne de les exercer ? Tout citoyen mérite que l’on s’intéresse à ce qu’il fait et dit. Mais faut-il tenir ce faire et ce dire comme immédiatement pertinents pour la conduite des affaires publiques ?

De quel peuple est-il question ?

Quel est donc ce peuple dont on fait l’apologie ? Car le peuple ne se réduit pas aux classes dites populaires. Les analyses de Cécile Alduy sont à cet égard très éclairantes. Le terme de peuple est polysémique. Il peut désigner soit une classe sociale : celle des travailleurs, des exploités, des défavorisés. Soit l’ensemble des citoyens, unis dans une volonté souveraine. Soit un sous ensemble partisan : le peuple de droite, ou de gauche. Seul le deuxième sens est, pour une démocratie, sans ambiguïté.

Mais alors, peuple ne s’oppose à rien, sinon pour distinguer un peuple (ex : le peuple français) des autres. Et surtout, pour faire vraiment partie du peuple souverain, chacun a un sévère effort à faire, pour ne pas se laisser emprisonner dans ce qui le concrétise immédiatement, et qui l’inscrit dans un genre, une région, ou une classe. Être membre du peuple souverain, cela se mérite, et se conquiert.

Le peuple, un « nous » constitué d’individus différents mais qui coopèrent. Pixabay

Dépasser l’individu, pour devenir citoyen

Chacun est, et fort heureusement, enraciné. Comme l’exprimait Hegel, « en ce qui concerne l’individu, chacun est le fils de son temps ». Mais rester enfermé dans son être-là concret serait une mutilation. Il faut dépasser le donné pour se réaliser objectivement, dans un mouvement d’aufhebung, dépassement qui sauvegarde en révélant l’essence de ce qui est supprimé. « Ce qui est supprimé est en même temps ce qui est conservé, mais a seulement perdu son immédiateté, sans être pour cela anéanti » (Science de la logique, Livre I, première section).

Par cette distanciation transformatrice, qui est « élévation de l’esprit », le citoyen, alors (seulement) membre du peuple souverain, accède à l’universel de l’humanité. Sans se renier, mais en voyant plus loin que le bout de ses courtes opinions d’individu englué dans ses appartenances de fait.

Sur quel « nous » se fonde la démocratie ?

Finalement, la dichotomie peuple/élite nous enferme dans une impasse. Elle suppose résolue une question qui n’a même pas été posée ! Le populisme clame : “on est chez nous !”. Mais sur quel « nous » la démocratie se fonde-t-elle ? Qui peut légitimement bénéficier d’une préférence ? Qui « d’abord » : Moi ? Les copains ? L’Amérique ? Et pourquoi ?

On pourra évoquer un principe de proximité : on « fait société » avec les plus proches. Ce principe a sa pertinence. Mais, à l’échelle d’un pays, on ne peut pas laisser « les autres » dans l’obscurité, l’oubli, ou le déni. Tous doivent être pris en compte, dans une optique de juste traitement. Quel est donc le “nous” qui nous rassemble ?

Ce « nous » dépasse (ou transcende) celui des classes sociales, puisque, si ces classes sont bien une réalité, nous avons en commun de vivre dans un ensemble où elles coopèrent et se fondent. Ce « nous » dépasse les appartenances territoriales, puisque nous avons en commun d’être solidaires à travers nos quartiers, nos communes, nos régions. Ce « nous » dépasse l’appartenance à un « peuple » (dans un sens alors restrictif), ou à une élite (comme réalité sociologique), puisque nous avons en commun d’être des citoyens d’égale dignité.

Ce « nous » ne peut être que celui de citoyens que réunit un « contrat social ». Et, au-delà, celui d’êtres humains, qui ont en commun cette humanité dont chacun est le porteur, non pas comme une donnée immédiate, mais comme une exigence à satisfaire.

Des racines et des ailes

Le combat que la dichotomie peuple/élite externalise se joue en fait en chacun. C’est la lutte entre l’enlisement dans des appartenances, et la libération par l’accès à l’universalité du citoyen. Hegel nous en avait averti : « Cette libération est, dans le sujet, un travail pénible » (Principes de la philosophie du droit). C’est pourquoi le populisme, qui fait oublier ce dur combat fondamental, n’est qu’un simplisme, doublement mystificateur, puisque le peuple ne se réduit pas à une seule classe sociale, laquelle serait seule dépositaire de la légitimité démocratique.

On pourrait conclure que l’homme populiste est l’image inversée de l’albatros décrit par Baudelaire. Ses ailes de géant empêchent celui-ci de marcher. Ses gros sabots englués dans la boue de la particularité immédiate empêchent celui-là de s’envoler. Des racines sont nécessaires, oui. Mais elles ne peuvent couper les ailes indispensables à toute distanciation critique, sans laquelle il n’y a ni devenir homme, ni citoyen, ni peuple souverain…

Sauf à mériter les sarcasmes de Georges Brassens :

Mon Dieu, qu’il ferait bon sur la terre des hommes/ Si l’on n’y rencontrait cette race incongru’,/ Cette race importune et qui partout foisonne :/ La race des gens du terroir, des gens du cru./ Que la vi’ serait belle en toutes circonstances/ Si vous n’aviez tiré du néant ces jobards,/ Preuve, peut-être bien, de votre inexistence :/ Les imbécil’s heureux qui sont nés quelque part.

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