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Il y aurait plus de 350 espèces de requins différentes dans le monde. Shutterstock

Des scientifiques découvrent comment détecter des « requins cachés »

Étudier des animaux sans les voir. Grotesque, n’est-ce pas ? Pour des gens comme nous, intéressés avant tout par la biologie car nous aimons les animaux et nous aimons les étudier, cela semble en effet être une mauvaise idée. Pourtant, si vous réfléchissez à comment travaillent les enquêteurs de la police scientifique quand ils recherchent des traces ADN sur une scène de crime, ou ce que réalisent les médecins quand ils décèlent un agent pathogène dans le sang d’un patient, c’est identique : ils détectent des formes de vie sans les voir.

L’ADN constitue un plan détaillé du vivant. Présent dans pratiquement chaque organisme sur Terre, il est généralement étudié après prélèvement d’un morceau de tissu, ou d’un échantillon de sang. On le trouve partout : les animaux en répandent en permanence, quand ils se grattent, quand ils urinent, pondent, bavent, défèquent et, bien sûr, quand ils meurent. Tous les milieux, de votre lit aux profondeurs des océans, sont remplis de « poussières biologiques », surtout de matériel cellulaire, contenant l’ADN des organismes l’ayant répandu. Nous l’appelons « ADN environnemental », ou ADNe.

Assistés par une technologie de plus en plus rapide, précise et accessible, les scientifiques ont commencé ces dernières années à séquencer les traces ADN de nombreux milieux. Cette « micro » approche s’est même révélée précieuse pour des chercheurs enquêtant sur des environnements aussi vastes que des océans.

Judith nageant avec un requin marteau aux Bahamas : les requins sont difficiles à examiner et à suivre dans l’océan qui est si grand. Nicolo Roccatagliata, Author provided

Cartographier les requins

Beaucoup d’animaux marins sont imposants, peu fréquents, inaccessibles et extrêmement mobiles. Les requins constituent un exemple flagrant : ils représentent une faible proportion de la biomasse océanique, la plupart d’entre eux sont plutôt difficiles à attraper, et ils entrent en conflit avec les hommes depuis que nous avons commencé à nous aventurer en mer. À quelques exceptions près, ils nous évitent et beaucoup d’entre eux sont menacés d’extinction par notre faute.

Stefano effectuant des prélèvements au Belize (Amérique centrale). Judith Bakker, Author provided

C’est pourquoi nous avons pensé qu’il serait intéressant de voir si, juste en prélevant quelques bouteilles d’eau de mer (contenant donc des fragments d’ADN), nous pourrions rapidement cartographier la présence des requins et leur répartition, sans nous engager dans des courses-poursuites et des méthodes de pêche intensive. Nous avons été heureux de découvrir que cette démarche était réalisable, et que diverses espèces pouvaient être détectées dans des zones géographiques différentes, même si les régions les plus touchées par l’homme montraient une présence plus faible des requins.

Mais la vraie mesure de l’efficacité de cette approche génétique environnementale ne pourra être établie qu’en la comparant à des méthodes reconnues et vérifiées, à l’image du recensement visuel effectué lors d’une plongée ou bien des enregistrements réalisés à l’aide d’une caméra sous-marine munie d’appâts.

Mieux que les caméras

Cette comparaison a fait l’objet de notre dernière étude – menée avec des collègues basés en Nouvelle-Calédonie, en France, en Australie et aux États-Unis –, récemment publiée dans la revue Science Advances. Les résultats ont été très prometteurs : 22 échantillons d’eau collectés sur plusieurs semaines ont ainsi permis de détecter plus de requins que des centaines de caméras installées pendant 2 ans… et des milliers de plongeurs durant des décennies.

Presque la moitié des espèces localisées grâce à l’ADNe étaient introuvables en utilisant des méthodes traditionnelles. Alors que l’ADNe pouvait détecter la présence de quelques requins dans 90 % des échantillons, cette proportion tombait à un peu plus de 50 % pour les caméras sous-marines, et autour de 15 % pour la plongée.

Nouvelle-Calédonie : seulement 22 échantillons d’eau d’ADNe (étoiles rouges) ont détecté plus de requins que de nombreux enregistrements par caméra (bleu) ou de plongeurs (vert). Boussarie & Bakker et al (2018)

Fait intéressant, l’ADNe a surpassé les autres méthodes que ce soit dans les zones préservées et dans celles impactées par l’homme. Un certain nombre d’espèces de requins a ainsi été détecté dans des régions peuplées, bruyantes et exploitées. Une diversité que l’on pourrait qualifier d’« obscure » peut donc toujours être présente, sous forme d’individus ou de groupes isolés qu’il faut protéger. Par ailleurs, l’ADNe peut aussi révéler la présence d’espèces étrangères qui étendent leur habitat.

Toutes ces découvertes sont autant de bonnes nouvelles ; voici pourquoi.

Les promesses de l’ADN environnemental

Grâce à la rapidité et à l’efficacité de l’échantillonnage d’ADN environnemental, une portion maritime plus large peut être examinée, et ce en un temps plus court ; on peut ainsi recueillir un aperçu des profils de diversité dans des régions et milieux étendus, selon divers gradients environnementaux, et à des époques différentes.

De nouvelles méthodes pour améliorer l’aspect quantitatif de la détection d’ADNe étant en cours d’élaboration – notamment pour d’autres espèces charismatiques –, nous pourrions éventuellement mettre rapidement en place des cartes de diversité des espèces et les utiliser pour créer des modèles prédictifs et identifier les facteurs influençant cette diversité. Ces techniques aideraient ceux qui doivent élaborer des plans de protection des milieux et des écosystèmes essentiels à la biodiversité.

La science de l’ADN environnemental évolue rapidement. Les bases de données utilisées pour identifier les séquences inconnues prélevées dans la mer doivent être enrichies avec de nouvelles références ADN d’espèces existantes. Jusqu’à présent, toutes les études ADN multi-espèces ont détecté de nombreuses séquences ne correspondant à aucune autre. Et une part importante d’entre elles appartiennent à des organismes n’ayant pas encore été décrits par les scientifiques.

Il faudra cependant que les sondes d’ADN actuellement utilisées deviennent plus conséquentes ; en effet, des séquences courtes d’ADN peuvent parfois échouer à distinguer des espèces étroitement apparentées. Par exemple, le requin bordé et le requin gris de récif partagent des séquences identiques, comme l’indique le segment d’ADN utilisé dans nos travaux.

Néanmoins, les premières indications suggèrent que cette démarche peut nous rapprocher d’une meilleure compréhension et gestion du plus grand écosystème présent sur Terre.

This article was originally published in English

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