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Économie collaborative ou coopérative ? Ne mélangeons pas tout

Aurélien Acquier et Alban Ouahab s’interrogent dans un article publié le 6 septembre sur The Conversation à propos du modèle du supermarché La Louve, en l’inscrivant dans celui de l’économie collaborative. En substance, ils mettent cette expérience en regard de critiques montantes envers cette forme d’économie présentée comme nouvelle, et posent plusieurs questions sur son avenir.

Leur questionnement pose problème à plusieurs égards. Elle manque, tout d’abord, de profondeur historique : ce qui paraît nouveau sur une échelle de temps d’une décennie peut être ancien quand on regarde plus d’un siècle en arrière.

Il apparaît en effet que La Louve repose sur un modèle qui n’a rien de commun avec la plus grande partie des acteurs de l’économie collaborative, du fait de spécificités auxquelles nos collègues accordent trop peu d’importance.

L’économie collaborative

Qu’est-ce que l’économie collaborative, appelée encore « économie du partage » ou sharing economy ?

Le terme n’a pas de définition vraiment stabilisée, il renvoie le plus souvent à des activités économiques médiées par Internet et n’impliquant pas d’achat de biens tangibles. De nombreuses activités hétérogènes entrent dans cette catégorie : autopartage (BlaBlaCar), partage de fichiers vidéo ou autres (en streaming ou non), levée de fonds (KissKissBank), Airbnb, Uber, Le Bon Coin et autres.

Les partisans de cette économie mettent en avant l’aspect de « partage » ou de « collaboration ». Le problème est de savoir définir avec précision ce qu’on met derrière ces termes, à l’heure où les grandes entreprises du CAC40 préfèrent généralement parler de « collaborateurs » plutôt que de « salariés ».

Ajoutons que la dépendance de la définition à un outil – le numérique – induit profondément en erreur, conduisant à ranger dans la même catégorie des activités très différentes sur le plan des relations humaines. L’outil permet une structuration des rapports humains, mais il ne contraint pas à collaborer, c’est d’ailleurs pour cette raison que Marx (1876) expliquait que l’enjeu n’est pas la machine (comme le croyaient les luddites au début du XIXe siècle), mais les rapports de production.

Économie du partage, qui tire son épingle du jeu ? (AJ+, 2015).

Les plateformes numériques

L’idée est simple : certaines activités sont facilitées par la présence de plateformes numériques. Les voitures qui dorment au garage peuvent être utilisées par des particuliers qui en sont dénués : voici Koolicar. Les appartements ou chambres vides peuvent être occupés par des touristes : voici Airbnb. À chaque fois, la plateforme permet la mise en relation.

Certains y voient un progrès sur le plan écologique : moins de voitures mieux utilisées, c’est mieux que plus de voitures moins bien utilisées. Certes. Cela mériterait cependant discussion, car on peut aussi soutenir que cela facilite l’usage de la voiture, auprès de personnes qui avaient fait le choix de ne pas les utiliser.

D’autres y voient des avantages sociaux : les pauvres peuvent se payer un Lyon-Paris en BlaBlaCar, à défaut de pouvoir le faire par le TGV. Là encore, on peut se demander si ce n’est pas une solution similaire aux bus Macron : des solutions peu onéreuses évitent de poser le problème des inégalités salariales.

Le problème de fond est cependant que l’intérêt est peut-être avant tout économique. Uber, c’est une compagnie de taxi ordinaire, utilisant la géolocalisation, qui a essayé de faire croire que les chauffeurs étaient des autoentrepreneurs, avant que l’URSSAF ne l’attaque pour travail dissimulé. BlaBlaCar intéresse les fonds d’investissement. Le fondateur d’Uber, Travis Kalanick, détiendrait une fortune de 5,3 milliards de dollars. Est-ce cela, « le partage », « la collaboration » ?

Le commun

Le numérique change assurément bien des choses dans notre vie. Mais on aurait tort de croire que tout est nouveau depuis que le numérique s’est imposé. On aurait aussi tort de prendre les buzzwords comme « l’économie collaborative » au pied de la lettre.

Dans « collaboration » (participation à l’élaboration d’une œuvre commune), comme dans « partage » (action de diviser en parts), on trouve l’ancienne idée de « commun », telle que l’ont documentée Pierre Dardot et Christian Laval : l’idée qu’il y a une co-activité et une co-obligation générant des biens qui profitent à tous.

Toutefois, le commun, tout comme la collaboration et le partage, exigent l’égalité dans la participation. Ils exigent la démocratie. À l’évidence ni Uber ni PriceMinister ne répondent à ce critère, ce sont des entreprises capitalistes tout à fait classiques, cherchant le minimum à partager et à collaborer.

Bien sûr, ces entreprises ont besoin de leurs travailleurs. Mais comme le déclarait l’homme d’affaires Patrick Drahi : « Je n’aime pas payer des salaires » – sauf le sien. Si l’égalité était là, la gouvernance serait en rapport : les taxis ne seraient pas des travailleurs « autonomes », mais des salariés dotés d’un pouvoir sur la direction de la société.

Sans cela, la « collaboration » n’est pas différente d’une entreprise classique : il s’agit en réalité d’un lien de subordination qui est indiqué dans le contrat de travail des employés. Parler de « collaboration » relève donc d’une rhétorique trompeuse.

L’économie coopérative

Pierre-Joseph Proudhon, l’auteur de Qu’est-ce que la propriété ?. Wikimédia

La subordination des employés tient à leur contrat de travail et à la propriété privée des moyens de production : c’est déjà ce que disait Proudhon au XIXᵉ siècle, l’un des inventeurs de l’économie coopérative.

Celle-ci est bien plus ancienne que l’économie prétendument « collaborative », et elle a le mérite de poser clairement les choses : il n’y a de collaboration qu’entre égaux. Il n’y a rien de tel entre des personnes qui sont dans un rapport hiérarchique.

Le rapport de subordination implique que la collaboration est celle d’un dirigeant et d’un exécutant. Si ce dernier n’écoute pas le premier, alors il risque le licenciement. L’inverse n’est pas vrai : un supérieur qui ne donne pas satisfaction ne peut être mis en cause que par son propre supérieur, pas par ses subordonnés. On ne saurait être plus clair : la collaboration est ici à sens unique.

Le consommateur qui « collabore » avec telle ou telle grande entreprise dans la conception des produits n’a pas le moindre pouvoir formel non plus, et l’intérêt de l’entreprise est évident : mieux vaut tester les produits pour mieux les vendre.

À l’inverse, le supermarché La Louve repose sur les principes coopératifs classiques : un homme égale une voix. L’absence de subordination devra être vérifiée à l’usage, bien entendu. Mais le but est clair. Des coopératives de consommation existaient déjà à la fin du XIXe siècle – sans plateforme Internet. Que la collaboration ne soit pas le but d’Uber ou de Airbnb est tout aussi clair, évitons d’accréditer le contraire.

Faut-il alors voir dans « l’économie collaborative » qu’un nouvel avatar du capitalisme ? Une nouvelle version de la « novlangue » mise en scène par George Orwell (« La paix, c’est la guerre ; la vérité, c’est le mensonge ») ? Sans doute pas, car on trouve dans l’économie collaborative des pratiques qui sont réellement collaboratives.

Extrait du film 1984 de Michael Radford tiré du roman éponyme de George Orwell (YouTube).

Le premier défaut du mot est son manque de consistance, nous l’avons dit. Son existence exprime cependant un réel problème économique et institutionnel, par exemple comment considérer ces activités, d’un point de vue fiscal. Ici encore, les choses ne sont pas si nouvelles que cela, et en cherchant bien les enjeux peuvent être mis au jour, au cas par cas.

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