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Éloge de la distorsion pour régénérer l’organisation

Distorsion. Calassou Eric on VisualHunt, CC BY-NC-ND

Cet article est publié dans le cadre de la Conférence FNEGE-PWC « Les organisations demain – Transformation du monde ancien ou irruption du monde nouveau » dont The Conversation est partenaire.


L’intrapreneuriat relève de la prise d’initiative de collaborateurs internes qui explorent des idées nouvelles d’activité. Ce sont des entrepreneurs internes. L’observation attentive de ces pratiques intrapreneuriales permet de constater que pour permettre à leurs initiatives de prendre forme au sein de leur organisation, les intrapreneurs sont condamnés à distordre les règles en vigueur. Faute de quoi l’initiative est étouffée par la prescription des tâches, par les règles, par le management.

Utiliser au mieux les initiatives « déviantes » régénératrices

D’où un paradoxe : si l’entreprise est friande d’initiatives régénératrices, elle doit pour cela tolérer des comportements déviants en son sein. Comment réconcilier la posture managériale de prescription des tâches et de contrôle, donc de gardien de la règle, avec une autre posture, celle de la tolérance ou même de la bienveillance, plus ou moins complice, face à la distorsion qui permet la régénération ?

Modélisons cette question. Résumons l’organisation en trois niveaux, incarnés par 3 acteurs :

(1) le collaborateur, intrapreneur en puissance,

(2) son manager et, au-dessus,

(3) le leader.

Résumons également le processus intrapreneurial en trois phases :

1 - l’idéation (génération ou repérage d’une idée d’où qu’elle vienne)

2 - la pré-exploration de l’idée pour la documenter et la vendre au management

3 - la phase de gestion de projet, une fois le projet validé et financé.

Leader-manager-collaborateur et idéation-pré-exploration-gestion de projet. Avec ça, nous avons de quoi raisonner.

Sept étapes pour un management de contrôle et de mobilisation

Ce modèle descriptif est en 7 points. Il résulte d’observations de terrain conduites avec des thésards à Centrale puis au Cnam, comme dans des missions de conseil en entreprise.

1 – Le management définit et assigne les tâches opérationnelles. Il peut aussi définir des projets d’innovation. Mais le management ne peut générer ni capter toutes les idées nouvelles : quand une idée innovante est générée ou captée par un collaborateur (idéation), il faut aussi de la pré-exploration pour espérer vendre l’idée aux étages supérieurs (manager et leader). Le modèle managérial historique, celui de la prescription des tâches et du contrôle, est tout simplement inadapté et contreproductif pour l’intrapreneuriat.

2 – Sans soutien initial du management, le collaborateur-intrapreneur n’a d’autre choix que l’auto-saisine de son idée, pour s’auto-prescrire la mission de la pré-explorer, en s’auto-octroyant du temps pour ça, et en embarquant au passage du temps de collègues pour aider dans l’initiative, construisant ainsi une coalition.

L’idée d’empowerment est supposée permettre des initiatives, mais pas au point d’autoriser la formation d’une coalition autoproclamée pour conduire la phase 2 de pré-exploration de l’idée.

3 – Le collaborateur qui agit ainsi sans soutien managérial, y compris hors les règles, mais avec intégrité, devient un intrapreneur auto-désigné, informel, leader de la coalition qu’il échafaude chemin faisant, mais sans ressources, ni pouvoir, ni légitimité pour le faire.

Dans ce contexte, la théorie Y ou l’école des relations humaines sont dépassées. Il y faut du pouvoir co-actif, au sens de Mary Parker Follet, c’est à dire un partage tacite de pouvoir entre le manager bienveillant qui tire sa légitimité de la hiérarchie et l’intrapreneur émergent qui n’a d’autre légitimité que son amorce de coalition, sa bonne volonté et sa bonne foi pour contribuer à régénérer les activités de l’organisation avec son initiative.

4 – Chaque collègue embarqué dans la coalition auto-alloue un peu de son temps et distrait ainsi des ressources de l’organisation, a priori sans autorisation pour le faire. Il s’agit d’alimenter l’initiative intrapreneuriale, le plus souvent en distordant les règles de l’organisation, avec intégrité, pour le bien du futur de l’organisation. Ces règles qui sont distordues sont celles-là mêmes que le manager est supposé faire respecter, sous le contrôle du leader.

Le manager doit donc s’accommoder de déviance et de distorsion. Même la vision de Peter Senge (« La 5e discipline ») où le manager est un steward ou un coach n’est pas suffisante. Ici nous entrons dans la zone inconfortable (mais très intéressante) où le manager est déchiré entre faire respecter la règle et tolérer la distorsion au nom de l’innovation et de la régénération. À minima, il va fermer les yeux. Au mieux, il va accompagner et faire vivre ce processus.

5 – Quand l’intrapreneur sent qu’il dispose de suffisamment de confirmation de la validité de l’initiative (pertinence marketing, faisabilité technique, robustesse financière), le dossier est présenté au manager voire au leader. Un sponsor de l’initiative peut ainsi émerger et rejoindre la coalition ou la prendre sous son aile protectrice. C’est le début du soutien managérial pour le projet. La suite sera désormais facilitée grâce aux ressources allouées ou non par le sponsor. C’est un moment clé du processus intrapreneurial.

À ce stade, ni le manager ni le leader ne peuvent vraiment s’étonner de ce qui apparaît avoir été fait en perruque, dans l’ombre. Leur éventuel étonnement doit surtout être fait de curiosité et d’excitation devant le potentiel de l’initiative plutôt que de griefs devant ce qui, à l’évidence, a été un détournement tacite de ressources, en dehors de tout budget approuvé. Sinon, l’histoire de leurs réactions négatives se répandra comme une trainée de poudre pour vacciner les autres collaborateurs de toute future initiative intrapreneuriale. À ce moment précis du processus, le sponsor quitte le mode managérial de la prescription des tâches et du contrôle pour devenir un soutien de la coalition intrapreneuriale, devenant presque un complice, tacite mais consentant, de la distorsion passée.

6 – Grâce aux arguments convaincants générés par la phase de pré-exploration, plus le soutien du sponsor, l’initiative peut franchir le firewall, c’est-à-dire le filtre managérial de l’approbation formelle du projet, obtenant ainsi des ressources et une visibilité interne. À défaut, elle est arrêtée. S’il y a approbation, l’initiative jusque-là informelle devient un projet. La coalition informelle est réorganisée en une équipe projet dont les tâches sont désormais prescrites par le management. L’intrapreneur émergent peut être convié à diriger le projet ou à passer le relais à un collaborateur désigné à sa place.

L’initiative intrapreneuriale est revenue dans les rails sécurisants du mode managérial classique. Il y a réentrée dans l’atmosphère, et reprise en main par le contrôle managérial, soit avec un nouveau projet approuvé, soit avec une initiative arrêtée.

Ceci rend compte de la façon dont le processus filtre stratégiquement les initiatives bottom-up. Chaque acteur du processus exerce son jugement sur la pertinence stratégique de l’idée. La stratégie n’est pas seulement pensée par les couches supérieures, elle résulte aussi des initiatives intrapreneuriales des couches inférieures, passant de facto par une succession de filtres.

7 – L ‘histoire réussie de cette initiative intrapreneuriale peut ensuite être montée en épingle par le leader pour montrer que l’intrapreneuriat a toute sa place au sein de l’organisation, appelant plus de comportements d’intrapreneurs pour la suite. Les tam-tams de la communication interne font passer le message que le management est non seulement ouvert, mais aussi en demande d’initiatives innovantes, promettant de protéger et de récompenser la prise de risque des intrapreneurs.

Ce discours est délicat car les collaborateurs sont très conscients de la dualité de la posture managériale : d’un côté les règles à respecter, dont les règles budgétaires ; de l’autre accepter et accompagner les prises d’initiatives. C’est une profonde remise en cause pour le management que de tenir ce discours dual, et d’opérer sur ces deux modes en même temps. Et cela dépasse l’ambidextrie, concept utilisé métaphoriquement au niveau organisationnel mais pas individuel.

Au total : le modèle redéfinit le rôle du management dans la dualité « prescription et contrôle des taches » d’un côté et « mobilisation des capacités de prise d’initiative » (les capacités d’agence) de l’autre, ce que JC Spender nomme « Harnessing your collaborators’ agency », mettre un harnais aux capacités de prises d’initiative de vos collaborateurs.

Au-delà des campagnes d’acquisition et des dispositifs de Corporate venture capital, l’organisation de demain sera auto-régénératrice ou ne sera pas.

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