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En Inde, le plus grand festival religieux au monde est un redoutable atout politique

Un sadhu revient du bain sacré le jour du ‘Basant Panchami’ le 10 février à Allahabad. Xavier Galiana / AFP

« Le plus grand rassemblement humain de la planète » c’est ainsi qu’est qualifiée régulièrement la Kumbh Mela, pèlerinage hindou qui a lieu tous les 12 ans et rassemble en effet une foule considérable.

Cette année, le festival qui se déroulait à Allahabad (désormais renommée Prayagraj), dans l’état de l’Uttar Pradesh, aurait rassemblé près de 150 millions de personnes.

Dans l’imaginaire hindou contemporain, la Kumbh Mela est un pèlerinage duodécimal, qui prend place au même endroit tous les 12 ans ; ainsi les villes d’Haridwar (Uttar Pradesh), Nashik (Maharashtra), Ujjain (Madhya Pradesh) et Allahabad (Uttar Pradesh) accueillent successivement l’événement.

Pour être plus précis, il importe de spécifier que le pèlerinage de cette année à Allahabad ne serait qu’une « demi » Kumbh Mela, la complète ayant pris place en 2013, et la prochaine aurait lieu en 2025. Ceci étant dit, et malgré le fait que le rassemblement de cette année n’ait été qu’une « demi » Kumbh Mela, la fréquentation de l’événement a été supérieure à tous les festivals précédents.

Mais cette année, plus particulièrement, le festival auquel j’ai assisté véhiculait un message peut-être passé plus inaperçu les années précédentes : la force politique. Cette dernière faisait en effet partie des discours des différents gourous et individus clefs des ordres ascétiques participant au festival.

Ouverture du festival en février 2019 (Hindustan Times/YouTube).

Garder le bras levé pendant 12 ans

Qui sont les festivaliers ? Nous pouvons classifier le type de personnes fréquentant ce pèlerinage en trois grandes catégories : les ascètes, les prêtres de pèlerinage et les pèlerins eux-mêmes.

La Kumbh Mela est généralement associée aux ascètes (sādhus) hindous, eux-mêmes reconnus pour leurs pratiques religieuses exubérantes : garder le bras levé pour une période de 12 ans, rester debout – ne jamais s’asseoir ou se coucher – pour une même période, mutiler ses organes sexuels afin de démontrer qu’ils ont atteint un état au-delà de tout désir sensuel, etc.

Kumbh Mela à Allahabad, 2013. Seba Della y Sole Bossio/Flickr, CC BY

Les prêtres de pèlerinage (tīrthapurohita) quant à eux sont des spécialistes rituels et se distinguent des sādhus par le fait qu’ils soient mariés et vivent au sein même de la société ; leur fonction première lors de cette foire religieuse est d’accueillir et d’offrir un hébergement (sous la tente, dans le lit asséché du Gange) aux innombrables pèlerins « laïcs » venus pour l’événement.

Boire l’eau du Gange

Ces derniers constituent la grande majorité des personnes fréquentant ce pèlerinage et proviennent de différentes régions rurales de l’Inde, mais essentiellement de l’Uttar Pradesh – état où est situé Allahabad – et des états avoisinants (Madhya Pradesh, Bihar et Jharkhand). Ces pèlerins sont divisés en deux groupes : d’une part les pèlerins dits temporaires, venant que pour quelques jours et, d’autre part, les kalpavāsis.

Ces derniers résident sur le site de la Kumbh Mela pour l’ensemble de la durée des célébrations, voire un mois lunaire complet. Par ailleurs les kalpavāsis ont également fait le vœu de se baigner tous les matins dans le Gange, de réciter le Rāmcaritamanas (version hindie du Rāmayāṇa composée par Tulsidās au XVIIe siècle), de faire un don quotidien au prêtre de pèlerinage qui les héberge et de ne cuisiner et de ne boire que l’eau du Gange. Enfin ils s’engagent à revenir en tant que pèlerins sur ce site pour 12 années consécutives pour tout un mois.

Cette foire religieuse est en fait la célébration de Mā Gaṅgā, la « mère Gange » et n’existerait pas si ce n’était des pèlerins qui lui donnent vie.

Les photographes étaient présents ce 24 février 2019 pour le bain du pèlerin Narendra Modi à Sangam, à la confluence des rivières du Gange et de la Yaumana, durant le festival de la Kumbh Mela. Sanjay Kanojia/AFP

Un festival hautement politique

Mais, contrairement à ce qui put être écrit ou véhiculé auprès du grand public, la Kumbh Mela d’Allahabad est une « invention moderne » explique le chercheur Kama MacLean.

Un pèlerinage annuel, appelé la māghmelā existait déjà depuis les VIe siècle de l’ère chrétienne. Ce n’est que depuis les années 1860, suite à la première guerre d’indépendance de 1857 – que les Anglais appellent « la grande mutinerie » ou « révolte des cipayes » – qu’aurait été instaurée pour la première fois la Kumbh Mela d’Allahabad.

Pourquoi ce changement ?

En transformant la māghmelā en Kumbh Mela dans l’imaginaire ambiant de l’époque, les tīrthapurohitas et les sādhus avaient comme objectif d’y associer le mythe fondateur de la Kumbh Mela d’Haridwar, c’est-à-dire le barattage de l’océan par les dieux, et de convoquer ainsi des masses de pèlerins beaucoup plus importantes à Allahabad.

À une époque où la téléphonie était inexistante, ceci était l’une des meilleures stratégies pour diffuser un message anti-colonial et mobiliser la population indienne contre la présence britannique.

De la même façon, les festivals d’Ujjain et Nashik ne sont connus comme Kumbh Mela que depuis peu.

Bricolages avec les astres

La Kumbh Mela d’Haridwar prend place lorsque le soleil, la lune et Jupiter se retrouvent tous trois dans la maison du Verseau ; kumbha se réfère ici à ce signe du zodiaque. Ujjain et Nasik, quant à elles, surviennent lorsque ces trois astres se retrouvent dans la maison du Lion, d’où la raison pour laquelle les pèlerins locaux les connaissent sous le nom de sinhāsthamelā : sinha signifie « lion » en sanskrit.

Ici également, en associant Ujjain et Nashik au mythe fondateur de la Kumbh Mela d’Haridwar, on assure une présence pélerine encore plus large ce qui favorise les nombreuses « transactions monétarisées » qu’effectuent les prêtres et ascètes avec les pèlerins.

Mais si l’on revient au pèlerinage d’Allahabad, on s’aperçoit que la Kumbh Mela n’a rien à voir avec la position de la lune, du soleil et de Jupiter ; celle-ci revient tout simplement chaque 12 ans lors du mois lunaire de māgh.

C’est ainsi que, depuis près de 30 ans, nous constatons un nouveau phénomène : des māghmelā sont premièrement nommées « demi » Kumbh Mela tous les six ans, puis rapidement « Kumbh Mela ». Cette stratégie est à la fois monétaire et politique : en faisant exprès d’associer le pèlerinage annuel lunaire (la māghmelā) au mythe du barattage de l’océan (la kumbhmela) les foules sont encore plus importantes et la récurrence de cette immense foire est plus rapide.

Un prêtre à la tête d’un état

Il y a un peu plus d’un an, le premier ministre de l’Uttar Pradesh, Yogi Adityanath a d’ailleurs insisté sur le fait que dans l’hindouisme, « tout est complet » et qu’il ne peut donc y avoir de « demie » Kumbh Mela : les rassemblements qui prennent place à Allahabad tous les six ans ne peuvent donc recevoir un statut moindre en tant que « demi ».

Il importe de souligner ici que Yogi Adityanath dirige à la fois un imposant ordre ascétique hindou – Gorakhnath Sampradaya – et la branche du Bharatiya Janta Party (BJP, dont est issu l’actuel Premier ministre Narendra Modi) dans son état.

Ce dernier est le plus peuplé de l’Inde avec plus de 225 millions d’habitants, vivant majoritairement en zones rurales, soit près du cinquième de la population de l’ensemble du pays.

Le vote de cet état sera particulièrement stratégique lors des élections législatives qui ont présentement cour, et le rôle du Yogi Adityanath particulièrement observé.

Yogi Adityanath salue ses partisans durant un meeting politique du BJP fin mars 2019 à Ahmedabad. Sam Panthaky/AFP

Draguer un électorat hindou

Le Yogi Adityanath n’a d’ailleurs pas chomé : en novembre dernier, son parti a fait renommer officiellement le nom d’Allahabad pour celui de Prayagraj, une tendance qui a touché de nombreuses villes indiennes.

Allahabad avait été nommée ainsi par l’empereur Moghul Akbar il y a près de 435 ans. Mais le BJP, ce parti politique caractérisé principalement par son nationalisme hindou et son désir de « re » créer une Inde hindoue, ne voyait pas d’un bon œil ce nom d’origine musulmane.

Prayagraj en revanche reflète un nom, Prayag, qui apparaît dans certains anciens textes hindous (Veda, Purāṇa).

Il est aujourd’hui difficile de dissocier la transformation du nom d’Allahabad pour Prayagraj de la stratégie globale du BJP pour satisfaire un électorat hindou dont l’identité est de plus en plus enracinée dans l’appartenance religieuse.

Une participation extraordinaire

Le bricolage ayant permis la tenue d’un festival désormais perçu comme une Kumbh Mela « authentique » a assuré une participation jamais vue lors d’un tel événement.

Le gouvernement fédéral, tout comme le gouvernement de la province de l’Uttar Pradesh, ont investi des sommes colossales pour faire de cette foire religieuse de 2019 l’une des plus imposantes ; plus de 4&nbsp000 crore (soit 40 milliards de roupies, près de 500 millions d’euros) ont été engagés pour l’organisation de l’événement.

Des pèlerins se préparent pour le bain sacré sous une affiche géante à l’effigie du premier ministre qui capitalise sur tous les événements « hindous » pour rallier son électorat. Chandan Khanna/AFP

Partout à Prayagraj et sur le territoire de la kumbhnagar (« ville » temporaire où résidaient les kalpavāsis pour l’ensemble de leur séjour), d’énormes affiches publicitaires soulignaient l’implication personnelle de Yogi Adityanath et de Narendra Modi.

Cette dernière s’est révélée fructueuse : ascètes et prêtres de pèlerinage ont utilisé à leur avantage le soutien du parti nationaliste hindou au pouvoir et, inévitablement, cela s’est illustré dans leur discours auprès des pèlerins – kalpavāsis ou pèlerins « temporaires » désormais empreints d’allusions politiques soutenant le BJP.

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