Menu Close
Une image du film Mort à Venise de Luchino Visconti, d'après le roman éponyme de Thomas Mann. Allociné

En temps de pandémie, faut-il craindre la récession d’Éros ?

Dans Malaise dans la civilisation (1929), Freud écrit que « l’évolution de la civilisation » montre « la lutte entre Éros et Thanatos, entre l’instinct de vie et l’instinct de destruction ». Il souligne qu’Éros et Thanatos n’entrent jamais en jeu isolément mais forment entre eux des « alliages divers ». Face à l’épidémie, notre société peut souhaiter le retour au « monde d’avant » ou l’hypercontrôle liberticide : ce serait la récession de l’Éros qui se trouverait réduit à un instinct conservateur, largement mortifère.

Deux auteurs, Thomas Mann, dans Mort à Venise (1913), et Albert Camus, dans La Peste (1947), placent leurs héros au cœur d’une épidémie et posent la question qui nous est de nouveau adressée : quel Éros en temps de crise et dans le « monde d’après » ?

« Le mot de « peste » venait d’être prononcé pour la première fois » – dit le docteur Rieux dans La Peste de Camus (1947). Comme en écho au début du 6e chapitre de Mort à Venise (1913) de Thomas Mann : « Depuis quelques années déjà, le choléra asiatique tendait à se répandre ».

Dans les deux romans, la première réaction face à l’épidémie est l’incrédulité. Chez Camus, on lit : « Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? » Le héros de Mann comprend bientôt la dissimulation de la gravité des faits : « La vérité était un peu fardée dans l’avis officiel ; c’était évident. »

Avec l’oisiveté où sont plongés les « séparés » (ceux qui sont en quarantaine) – « La peste les laissait oisifs, réduits à tourner en rond dans leur ville morne et livrés, jour après jour, aux jeux décevants du souvenir » (Camus) –, vint la peur : « L’effondrement de leur courage, de leur volonté et de leur patience » (Camus). Mais l’avènement de la maladie signe la fin de l’Éros : à Oran, « la mer proche était interdite et le corps n’avait plus droit à ses joies », à Venise, le « lieu de plaisir autrefois animé de si vives couleurs » est « maintenant presque désert, et mal entretenu ».

Dans La Peste, le jeune journaliste Raymond Rambert veut échapper au blocus pour retrouver son amoureuse. Son bonheur ne doit pas être sacrifié au « bien public ». Le docteur Rieux ne lui fait pas de certificat mais pourtant ne le juge pas : « Le journaliste avait raison dans son impatience de bonheur ». Rambert se révolte contre le sort commun, veut défendre le désir qui donne du sens à sa vie, son amour. Rieux l’approuve.

Mann se place lui aussi du côté de l’Éros victorieux face à Thanatos. Le professeur Aschenbach, en convalescence à Venise, découvre l’amour à l’hôtel des Bains en même temps que se démasque la mort. L’épidémie rôde dans Venise, et lui ne redoute pourtant rien tant que la séparation d’avec le beau Tadzio que sa famille polonaise pourrait vouloir soustraire au mal en quittant le Lido. Un temps ébranlé, il cherche à quitter Venise, mais y revient aussitôt, ravi d’un hasard qui égare sa malle : il choisit de l’attendre et, l’ayant récupérée, ne pense plus à repartir. Il mourra, terrassé par l’épidémie, en contemplant Tadzio qui s’éloigne dans la mer. Il n’aura su (voulu) ni sauver son amour, ni lui-même.

Une lutte à la vie à la mort

Dans La Peste, Rieux fait partie des rares protagonistes épargnés par le fléau. Tous ou presque sont morts : hommes de foi comme le jésuite Paneloux, hommes de conviction comme Tarrou, hommes de science comme le docteur Castel, qui se sont battus, révoltés par le mal et l’injustice, avec la conscience que leurs « victoires seront toujours provisoires » et la peste « une interminable défaite ».

Épargné par la maladie, le docteur Rieux n’a pas retrouvé sa femme, malade et transportée en dehors de la ville avant même le début de l’épidémie, morte huit jours après sa fin. Leur amour – on l’apprend à la fin – battait de l’aile : ils s’étaient perdus. Le docteur Rieux fit face à la peste sans espérance, faisant « honnêtement » son métier : ni saint, ni héros.

Camus distingue les deux temps de la réaction à l’épidémie : quand le fléau fait rage et qu’il faut lutter contre lui, le docteur Rieux est l’homme du moment ; quand la peste s’achève, le désir, ce que l’écrivain appelle le « pauvre et terrible amour » des hommes, doit animer la pensée pour construire le monde d’après. « Courage, c’est maintenant qu’il faut avoir raison ! » – dit alors Rieux à Rambert qui a retrouvé après l’épidémie l’amante qu’il avait cru ne jamais revoir.

Mann/Aschenbach répond au choléra et à la crise par un acte d’amour et de création. Il aime et il écrit : « Jamais il n’avait senti la volupté du Verbe plus délicieusement, jamais si bien compris que le dieu Éros vit dans le Verbe, comme il le sentait et le comprenait pendant les heures dangereuses et exquises… »

Aschenbach accueille l’ivresse des sens, le songe mauvais, le mal dans le bien : cette pestilence au cœur du bonheur, il la considère d’abord avec incrédulité puis y adhère pour guérir de sa bonne santé d’autrefois, du temps où l’amour ne l’avait pas transfiguré, où il était bourgeois, écrivain rangé sur les étagères des bonnes bibliothèques. Ce monde d’avant, ce moi d’avant qui désormais lui paraissent factices, une maladie de la mort de l’âme dans le corps extérieurement sain. Il n’aura pourtant ni la force ni le temps de projeter son désir dans le monde d’après.

Réinventer le désir

Le Camus de La Peste n’est plus celui de Noces à Tipasa, l’écrivain de l’élan vital : il y a eu la Seconde Guerre mondiale et l’Occupation : sa peste, c’est la peste brune dont le coefficient R0 est exponentiel. Mann écrit avant la 1re Guerre mondiale et n’a pas encore trouvé sa « Montagne magique » – c’est le titre du maître-livre de 1924- où la santé – la conservation de soi – ira de pair avec la maladie de l’amour, de la compassion, des désirs instables et des « effroyables sortilèges du cœur », même si les dernières pages précipitent le héros Hans Castorp dans les tranchées de la Grande Guerre.

Camus s’élève à penser pour tous les hommes, là où Mann semble ne considérer que la condition d’artiste. Ils se rejoignent pourtant quand Rieux fait acte d’écriture pour rapporter les événements qui ont eu lieu durant la peste, et lorsqu’Aschenbach, tombant au milieu d’une place, près de la margelle d’un puits, est déchu de sa position sociale d’artiste reconnu pour devenir un simple homme qui se meurt sans pouvoir retenir la beauté qu’il a un moment entrevue.

Aucun des deux héros – Rieux et Aschenbach – et aucun des deux auteurs – Camus et Mann – ne souhaitent le retour au monde d’avant. Le monde des appétits de pouvoir et de lucre, le monde de l’ignorance sans amour.

Mann préfère faire mourir Aschenbach sur une haute note mahlérienne dans la contemplation du beau Tadzio. Le professeur meurt sur la plage du Lido parce qu’il n’a pas voulu prendre les précautions que dicte une vie normale : « nous autres poètes, nous ne pouvons suivre le chemin de la beauté sans qu’Éros se joigne à nous et prenne la direction… car le poète n’est pas capable de durable élévation, il n’est capable que d’effusions. »

Camus fait dire au docteur Rieux « qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser. » Mais il sait pourtant que tout reviendra comme avant, sans plus, après que l’épidémie se sera achevée. Le docteur annonce à un vieux rescapé qu’il y aura un « monument aux morts de la peste » : « J’en étais sûr. Et il y aura des discours. » Le vieux riait d’un rire étranglé. « Je les entends d’ici : “ Nos morts… ”, et ils iront casser la croûte. »

En 1924, Mann conclut La Montagne magique par cette interrogation : « De cette fête de la mort, elle aussi, de cette mauvaise fièvre qui incendie à l’entour le ciel de ce soir pluvieux, l’amour s’élèvera-t-il un jour ? » Cinq ans plus tard, dans Malaise dans la civilisation (1929), Freud doutait encore de la force d’Éros face à Thanatos.

Comment faire confiance à la vie que rongent le choléra (Mann), la peste (Camus) ou les protéines inconscientes du Covid-19 (dans notre réalité actuelle) ? La vie ne se connaît pas d’ennemi, puisque la vie est l’unité du monde et qu’il n’y a rien de contraire à ce qui existe. Mais la vie humaine, elle, a de redoutables ennemis, qui ne lui sont pas tous extérieurs.

Le dilemme de notre modernité, énoncé par Thomas Mann et Albert Camus, est donc le suivant : comment l’Éros peut-il féconder la société que nous n’osons pas réinventer par un instinct de conservation au bout du compte mortifère et comment, en retour, la pensée rationnelle peut-elle transformer le désir qui nous guide de simples « effusions » (« connaissance dissolvante » – écrit Mann) en « durable élévation » ?

Si après la crise du Covid-19, nous retournions comme avant à ce qui était la mort sous le masque de la vie, dans un Éros dévoyé, si nous mettions à distance l’amour réel par lequel la crise nous rend paradoxalement à nous-mêmes, aux autres, à la planète, à ce que nous aimons vraiment, par un quelconque « monument » dans l’espace ou le temps – les trois minutes de silence multipliées par plus d’un milliard de Chinois–, alors, ce ne serait pas tellement mieux que de se laisser mourir comme l’artiste Aschenbach, après avoir entrevu la beauté.

Camus l’avait dit : « Courage, c’est maintenant qu’il faut avoir raison ! »

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,800 academics and researchers from 4,948 institutions.

Register now