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Entreprises familiales : la gestion des émotions du dirigeant cédant, clé d’une transmission réussie

Quasiment les trois quarts des PME françaises sont aujourd’hui des entreprises transmises au sein d’une même famille. Shutterstock

Le rôle et le poids des entreprises familiales, dont la gouvernance est détenue par une ou plusieurs familles, restent généralement peu mis en avant en France, pays aux grandes multinationales emblématiques. Pourtant, d’après une étude de 2017 du Crédit mutuel, en France, 55 % des entreprises de taille intermédiaires sont des sociétés familiales que l’on retrouve dans les différents secteurs de l’économie. Lorsque l’étude est élargie aux petites et moyennes entreprises (PME), on passe même à 70 % des sociétés familiales.

Ces firmes ont comme caractéristique de devoir concilier des exigences contradictoires : d’un côté, maintenir des liens familiaux complexes (contexte socio-émotionnel) sur lesquels vont se forger la culture de l’entreprise et, de l’autre, rechercher un modèle de croissance fondé sur le triptyque « entreprise-famille-patrimoine ». Ces logiques sont particulièrement mises en exergue lors d’un processus important dans le cycle des entreprises familiales : la succession intergénérationnelle.

Pertes multiples

Dans un article de recherche récent, nous avons ainsi à chercher à mettre en évidence les défis rencontrés lors d’une succession familiale, en mettant en avant les facteurs psychologiques, culturels et émotionnels auxquels le dirigeant cédant est confronté.

Le premier facteur que l’on peut mentionner concerne le risque pour le dirigeant cédant de perdre une partie de son pouvoir et de son influence. Transmettre son entreprise, c’est perdre un statut naturellement attribué, basé sur des relations asymétriques et hiérarchiques et que l’environnement social et familial avait admis et légitimé. Comme nous l’a confié un dirigeant que nous avons interviewé dans le cadre de nos recherches, cette perte pousse généralement le cédant à vouloir conserver un pied dans l’entreprise :

« J’aurais aimé garder un rôle, de conseiller par exemple. »

Le deuxième facteur tient au risque de perdre son utilité économique et sociale. Autrement dit, passer d’un rôle essentiel et valorisant à une position d’effacement, où ses avis, ses conseils, ses jugements ont tout à coup moins de valeur et de prise auprès des autres. On n’est plus vraiment perçu comme un acteur qui contribue au développement économique de la société, mais plutôt comme un spectateur, au mieux comme un observateur avisé.

« Préserver la culture entrepreneuriale, le grand défi des entreprises familiales », interview de Miruna Radu-Lefebvre (Audencia) sur Xerfi canal (octobre 2020).

Admettre un successeur, c’est aussi reconnaître que l’on n’est plus indispensable et qu’il existe un substitut naturel capable de mener à bien l’activité. Un cédant résume ainsi cette difficulté :

« J’étais habitué à commander. C’était mon métier. J’avais appris à diriger et motiver les gens. »

Le troisième facteur à prendre en compte concerne la perte de sens et de repère. Lorsqu’on dirige une entreprise, une grande partie de son temps et donc de sa vie sociale a été consacrée au développement et à la gestion de son entreprise. On vit très souvent avec et pour son entreprise. D’ailleurs, les relations avec les autres membres de la famille sont souvent organisées autour de l’entreprise. Or, du jour au lendemain, tout prend fin. L’entreprise qui était une extension de soi-même n’est plus. On doit dès lors se réinventer, retrouver ses marques, chercher de nouveaux repères. Un repreneur l’a constaté :

« Je sens tout de même que mon père accuse le coup. Il a du mal à tourner complètement la page. »

Enfin, le dirigeant cédant subit également une modification profonde de ses habitudes et de son rythme de travail. La décision de transmettre son entreprise marque donc une rupture temporelle qui peut être vécue par certains comme « l’achèvement d’une vie », la « fin d’une époque ».

Soigner la reprise

Il peut donc arriver que le cédant ait la volonté plus ou moins affirmée de différer une action, pour retarder ses craintes, ce qui peut in fine pénaliser l’entreprise. Bien comprendre le contexte psychologique de l’opération et les logiques comportementales sous-jacentes constitue donc un moyen de mieux cerner les risques de la transmission, au-delà des aspects économiques et financiers. Ceci permet notamment d’éviter des incompréhensions et des formes résistances, dont les effets peuvent se faire ressentir, bien après la transmission.

Comment, dès lors, parvenir à ce que la transmission d’entreprise se fasse dans de bonnes conditions ? La réponse est nécessairement délicate. Car on touche ici à l’affect, aux émotions et aux sentiments. La reprise d’entreprise a fortiori en contexte familial et dans le cas de petites structures peut difficilement être analysée comme une simple opération de croissance.

Les dimensions psychologique et culturelle restent essentielles, car elles ont des conséquences directes sur la qualité des relations entre le dirigeant cédant et le repreneur. Il est par conséquent important que le repreneur, membre de la famille fondatrice ou extérieur à celle-ci, respecte plusieurs conditions.

La première est de bien vérifier que le cédant soit psychologiquement prêt à céder son affaire, au-delà de toute considération stratégique et économique, pour que la transmission puisse s’opérer dans de bonnes conditions. La deuxième est de montrer au cédant une certaine proximité dans la façon dont le repreneur perçoit le métier et compte valoriser son entreprise, afin d’éviter que la reprise soit synonyme de remise en cause personnelle ou professionnelle.

La troisième condition est ainsi d’éviter les changements trop radicaux et de favoriser des ponts entre le présent et le futur (au moins au cours des premiers mois), en veillant à ne pas heurter les croyances et les valeurs du fondateur et de ses salariés qui lui sont restés fidèles, tant sur le plan personnel que professionnel. Plusieurs solutions sont ici possibles, comme le fait de recruter son prédécesseur en tant que salarié ou d’identifier des acteurs-relais qui connaissent bien l’entreprise et sauront accompagner le passage de témoins entre les deux dirigeants.

Enfin, le repreneur doit être en mesure de rapidement démontrer son apport, sa légitimité économique et stratégique, en proposant un dessein, une vision qui justifie sa présence et mobilise les équipes dans un horizon nouveau et stimulant, au-delà même de la question du transfert de propriété.

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