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« Et en même temps » : une pensée macronnienne de la complexité ?

« En même temps », une expression de la rhétorique macronienne. Odd Andersen/AFP

Les mouvements politiques en cours nous donnent à réfléchir sur le monde qui nous entoure. Le choix des mots semble, notamment, relever d’enjeux tout particulièrement puissants : le terme classique de « ralliement » se voit remplacé par celui de « recomposition », « trahison » se métamorphose en « émancipation ». Il est ainsi parfois difficile d’y voir clair ! Et justement, ce thème de la clarté a été repris dans différents discours, sans pour autant intégrer le fait que la clarté a un prix, celui de conserver les grilles d’analyses du passé, au risque de perdre de vue les mouvements subtils du présent.

Mini-série en trois épisodes

Épisode 1 : Emmanuel Macron, encore candidat en campagne ce 17 avril 2017 en meeting à Bercy :

« C’est un tic de langage […] qui voudrait dire que je ne suis pas clair. Que je ne sais pas trancher. Que je serais flou. Parce que vous savez, il y en a qui aiment les cases, les idées bien rangées. Eh bien je veux vous affirmer ce soir je continuerai à utiliser « en même temps » dans mes phrases mais aussi dans ma pensée. Parce que « en même temps », ça signifie simplement que l’on prend en compte des impératifs qui paraissaient opposés mais dont la conciliation est indispensable au bon fonctionnement d’une société. »

Épisode 2 : François Baroin, le 7 mai 2017, au soir du deuxième tour, invité sur le plateau de France 2, martèle à qui veut l’entendre le mot d’ordre des Législatives qu’il entend mener pour Les Républicains : Clarté face aux ambiguïtés du programme du Président Macron. « Le débat qui va s’engager sera le débat de la levée de l’ambiguïté, pour la clarté, car au fond, on ne se sait pas quelle sera la politique qui sera menée. », affirme-t-il, car quand « ils (les supporters d’En Marche !) sont en marche vers l’ambiguïté, nous, nous sommes en ordre vers la clarté », et d’ajouter « nous offrirons la grande clarté ».

À ces jeux de rhétorique et de contre-rhétorique s’ajoute un troisième épisode, qui en transforme l’interprétation.

Épisode 3 : Cécile Alduy, professeure de littérature à Stanford University, invitée sur le plateau de l’émission La Suite dans idées le 1er avril 2017, dit :

« Emmanuel Macron (…) pousse à l’extrême (…) cette idée de la synthèse permanente dans la même phrase. Il y a toujours cette petite conjonction “et en même temps” ». « Il y a (…) une impossibilité logique, d’un point de vue purement linguistique, dire Je suis et de droite et de gauche, soit on vide ces signifiants du moindre sens, soit ça ne veut rien dire ».

Et Sylvain Bourmeau (animateur de l’émission) de rebondir : « N’importe quel philosophe logicien face à une phrase comme ça nous dit « Elle ne veut rien dire » tandis que Mme Alduy confirme : « Exactement, je suis et A et B ça ne veut rien dire si A et B sont des opposés. »

L’opposition alarté/ambiguïté semble ainsi largement dépasser la polémique politicienne pour atterrir dans le débat académique de la parole. L’ambiguïté macronnienne serait comme une faute logique qui vide tout son discours d’une quelconque crédibilité. Pauvre Emmanuel Macron qui s’entêterait, donc, à fabriquer des propos illogiques, incohérents, insensés, accusation bien plus grave, donc, que la simple ambiguïté…

Et pourtant, n’avez-vous jamais dégusté des plats sucrés/salés, rencontré des ambidextres et menti pour le bien d’autrui ? N’avez-vous jamais osé, pris par une bouffée de subtilité, oublieux de cette mise en garde nietzschéenne « Malheur à moi ! Je suis nuance ! », affirmer que le monde n’était point binaire mais essentiellement nuances de gris ?

L’attrait pour une pensée claire, structurée et cohérente

La clarté chassant les ombres de l’ignorance ou des illusions… Cette image nous ramène à Platon et son mythe de la caverne. Or Platon, nous rappelle Gilles Deleuze dans son Abécédaire, fait la promotion de la pureté du concept en résonance avec cette clarté nécessaire. Puis Descartes, dans la continuité de Platon, nous engage à suivre ce conseil : « je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies. » La clarté est ici affaire de vérité, et l’on imagine sans effort où se situe le doute(ux), le trouble, l’obscur mais aussi l’imprécis, le confus ou le vague.

Rien de mieux, donc, qu’une pensée et qu’un discours clairs, dont le déroulement suit les principes de la logique. Daniel Kahneman, prix “Nobel” d’économie, identifiant mode rapide et intuitif (système 1) et élaboration lente et logique (système 2), va dans le même sens quand il se désespère de voir l’essentiel de nos décisions dominé par un « système 1 » perclus de biais cognitifs.

Pourtant, certains penseurs font un autre choix en tentant l’impossible, celui de nous inviter à accueillir ce qui effraie l’homme aussi bien dans sa chair (la peur du noir, les dangers qui se tapissent dans l’ombre) que dans sa tête (l’aversion à l’ambiguïté) qui, parfois se confondent dans un « quand c’est flou, il y a un loup… »

Éloge de l’ombre, du trouble et de l’ambiguïté ?

Jun’ichirō Tanizaki, immense écrivain japonais lauréat du prix Nobel de littérature en 1964, s’essaie en 1933 à donner son avis sur l’Occident tout en valorisant sa propre culture, en pleine période de nationalisme aigu. Dans un ouvrage d’une beauté tout extrême-orientale intitulé Éloge de l’ombre, Tanizaki parle de « ces Occidentaux (…) toujours à la recherche d’une clarté plus vive, [qui] se sont évertués, passant de la bougie à la lampe à pétrole, du pétrole au bec de gaz, du gaz à l’éclairage électrique, à traquer le moindre recoin, l’ultime refuge de l’ombre. ». À l’opposé, les Japonais « n’éprouv(ent) nulle répulsion à l’égard de ce qui est obscur, (s’y) résign(ent) comme à l’inévitable : si la lumière est pauvre, eh bien, qu’elle le soit ! Mieux, (ils s’y) enfon(cent) avec délice dans les ténèbres et leur découvr(ent) une beauté qui leur est propre. »

Différence de culture sans doute. Mais la volonté d’épouser la complexité entraîne également des penseurs occidentaux dans cette direction. Ainsi en est-il de François Dagognet. À la fois docteur en médecine et philosophe spécialiste de l’épistémologie, il « commet » en 1994 dans une collection au nom évocateur, « les empêcheurs de tourner en rond » un petit ouvrage intitulé Le trouble. Il y reconnaît l’importance, certes, de « définitions nettes et de repères fixes », mais il nous engage surtout à « accepter l’existence de fait de situations troublées, et, en conséquence, (le besoin d’) entrer dans une épistémologie de l’interférentiel et de la contamination ». Une pensée qui se veut capable de saisir la diversité du monde doit prendre garde à ne pas prendre trop de hauteur au risque de lisser les anfractuosités supprimées par l’usage de catégories générales étouffantes.

C’est précisément ce risque d’enfermement que souligne Gilles Deleuze parlant du désir comme d’un rhizome filant sous terre et profitant des moindres faiblesses du terrain pour s’y déployer. Il propose de « penser avec ET, au lieu de penser EST, de penser pour EST » et nous enjoint d’« essayez (cette) pensée tout à fait extraordinaire, et (qui est) pourtant la vie ». Car le EST fige, fixe, classe, compare et, finalement empêche de penser mais, surtout, de vivre.

Enfin, Edgar Morin est encore plus explicite dans ses propositions. Face à un François Baroin pourfendeur de l’ambiguïté, il affirme : « Si on n’a pas ces multiples sensibilités à l’ambiguïté, à l’ambivalence (…), à la complexité, on est très peu capable de comprendre le sens des événements ». Il conseille d’ailleurs de développer une éthique de la compréhension qui cesse de réduire les modalités du bien penser à l’obsession des idées claires qui nous piège dans des caricatures de catégories – droite et gauche, social et économique, jusqu’au mémorable « ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi », pour entrer plus volontiers dans un processus de clarification jamais terminé et toujours prudent dans ses conclusions… toujours temporaires.

Une dernière histoire pourrait illustrer ces propos. Dans le cadre de la chaire Mindfulness, bien-être au travail et paix économique de GEM, nous avons eu la chance d’interviewer un dirigeant qui nous a relaté cette bien étrange histoire : celle d’une entreprise, la sienne, qui s’est portée au secours d’un concurrent en difficulté dont l’usine venait d’être ravagée par une inondation. Les raisons de ce sauvetage, un mélange de compassion – « nous faisons le même métier, ça aurait pu être nous », et de considérations économiques – « notre client commun aurait cessé ses commandes aussi bien auprès de ce concurrent que de nous-mêmes puisque nos produits étaient montés sur le même système ».

Nous aurions tellement aimé, dans cette histoire, discriminer chaque critère, identifier la proportion de compassion et de calcul économique voire, même, savoir lequel est premier dans la décision. Or, à chacune de nos questions toujours plus insistantes, visant toujours plus de précision et de clarté, son unique réponse était « c’était tout mélangé ! ». Accordons-lui le bénéfice de la sincérité, et admirons cet usage du ET, du « en même temps », dans sa capacité à embrasser la complexité de toute action humaine.

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