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Finance : pourquoi modéliser, si on ne peut prédire ?

Jusqu'où ? Pixabay

Il est souvent reproché à la finance de ne pouvoir prédire les cours futurs, voire les crises. Ce serait une preuve de son « inefficience ». Pourtant, la finance est aussi marquée par ses modèles mathématiques complexes, aux variables tirées de l’alphabet grec. Alors, pourquoi se donner tant de mal à modéliser si on ne peut pas prédire ?

Dépendance moyenne entre les rentabilités de deux titres du S&P500.

Si la finance ne peut pas « prédire » les crises, certains voient là une faiblesse profonde de la finance, l’imprévisibilité des marchés financiers serait une preuve de leur inefficience. C’est se tromper sur le sens à attribuer au terme efficience, et incidemment sur le but des modèles financiers.

Un marché est efficient… S’il est imprévisible !

Contrairement à ce que beaucoup imaginent, un marché est considéré comme efficient si le cours des actifs qui le constitue suit une marche aléatoire. De fait, si le marché est efficient, on ne peut donner une prévision exacte de cours. Dire que le marché est imprévisible, c’est donc dire qu’il est efficient ! Incidemment, on remarquera qu’un marché efficient ne signifie pas un marché sans crise.

Cependant, une situation de complète incertitude serait insupportable pour un investisseur. Imaginons un investisseur qui souhaiterait investir 1 000 euros. S’il n’a absolument aucun modèle du prix des actifs sur le marché, il se retrouverait dans une situation schématique comme celle-là :

Dans cette situation, que feriez-vous ? Il est probable que vous préfériez aller jouer votre argent au casino – c’est une option risquée, avec un gain moyen négatif, mais au moins les probabilités et les gains et pertes sont connus. En réalité, la plupart des humains ont une aversion extrême et profonde de la situation décrite dans l’option B, qui est une situation d’incertitude – à différencier de la situation précédente de risque où les probabilités sont connues.

Une anecdote ayant trait à Kenneth Arrow, prix Nobel d’économie 1972, mort en février de cette année, illustre bien la profonde aversion vis-à-vis de l’incertitude que nous entretenons. Durant la Deuxième Guerre mondiale, Kenneth Arrow dût interrompre ses études pour travailler dans un service météorologique de l’armée de l’air. Une partie du travail de son équipe consistait à effectuer des prédictions météorologiques à 1 mois. Après analyses statistiques, il s’avéra que lesdites prédictions ne faisaient pas mieux que des prédictions au hasard. Ils le signalèrent donc au commandant, demandant même à être relevés de cette tâche. La réponse de la hiérarchie fut claire :

« Le commandant en chef est au courant que les prévisions ne valent rien. Cependant, il en a besoin pour sa planification. » (p. 203, Bernstein)

Le but de la finance va donc être de réduire cette incertitude si insupportable à l’humain, avec si possible de meilleurs résultats que le jeune Kenneth et son service de météorologie. L’objectif est de donner des probabilités, une idée générale du domaine des possibles. En deux mots, transformer l’incertitude en simple risque, qu’il conviendra ensuite de maîtriser, de réduire pour un objectif de rendement donné.

Transformer l’incertitude en risque en la modélisant

Pour transformer cette incertitude en risque qu’il conviendra ensuite de réduire pour un objectif de rendement donné, il est commun de baser les modèles sur des hypothèses. Celles-ci sont souvent attaquées et considérées comme peu crédibles.

Par exemple, il est classique de faire des extrapolations à partir des données du passé en imaginant que le futur y ressemblera. Leibniz soulignait cependant déjà en 1703 dans sa correspondance avec Jacob Bernoulli qu’une telle hypothèse ne tenait que « la majeure partie du temps ». Cette approche est aussi soumise à de nombreux tracas méthodologiques : quelle fenêtre choisir comme période de référence ? Un mois, trois mois, six mois, un an… ? Que faire si la période de référence choisie contient un évènement extrême, comme une crise ?

Une autre hypothèse commune en finance est que la distribution des rendements suit une distribution normale. Encore une fois, c’est « à peu près » le cas. Les rendements anormalement bas sont en réalité plus communs que ce que l’on serait en droit d’attendre. Dit autrement – il y a plus souvent des crises que ce que prédirait une loi normale !

Globalement, même si ils ont leurs limites, les modèles financiers tels que le MEDAF sont « très bons » si on les compare aux autres modèles des sciences humaines ou économiques. Même si ils ne donnent pas de prédictions exactes comme beaucoup le souhaiteraient, ils permettent de réduire l’incertitude, de la transformer en risque, plus facilement manipulable et maîtrisable par l’être humain.

Voilà pourquoi la finance modélise de manière statistique, et peut donc donner des intervalles statistiques dans lesquelles devraient se trouver les prix, ou encore des mesures de risques, sans pouvoir prédire précisément.

Hypothèses

Il convient cependant de rester humble : nous restons dans le champ des sciences humaines. Les modèles sur lesquels nous travaillons ont un pouvoir explicatif nettement inférieur à ceux des sciences dures telles que la physique. Il ne faut pas non plus oublier que les hypothèses faites par les modèles ne tiennent que « la majeure partie du temps. »

Pour terminer cet article, il convient certainement de souligner que les économistes et professionnels des sciences de gestion sont conscients des problèmes liés aux hypothèses sur lesquelles se fondent les modèles. La finance est bien loin d’être la seule à en souffrir.

D’où cette plaisanterie célèbre en économie et finance :

« Un économiste, un chimiste et un physicien reviennent par avion d’une conférence. Leur avion s’écrase sur une île déserte, où leur seul moyen de subsistance est des boîtes de conserve. Le problème ? Ils n’ont pas d’ouvre-boîte. Le physicien propose “Posons les sous un cocotier et attendons que des noix de coco les brisent en tombant”. Le chimiste propose à son tour “Il n’y a qu’à les mettre dans l’eau de mer et attendre que le sel ronge le métal”. L’économiste prend alors la parole : “Non, c’est ridicule. Bon, posons notre première hypothèse : nous avons un ouvre-boîte…” »

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