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Fusions-acquisitions : comment combiner des savoir-faire complémentaires après un rachat ?

L’entreprise américaine Cisco se distingue par le temps qu’elle laisse aux start-up qu’elle rachète pour stabiliser leurs technologies avant de les intégrer pleinement dans ses processus. Pau Barrena / AFP

La course mondiale à l’innovation que nous vivons actuellement révèle toute l’importance de la capacité à combiner des savoir-faire complémentaires pour apporter de nouvelles réponses face à des enjeux inédits. Parmi les différentes options stratégiques envisageables pour renforcer sa capacité d’innovation, l’acquisition de symbiose, que nous décrivions dans un article de recherche, apparaît comme un levier pertinent pour développer des offres conjointes radicalement innovantes.

Plus particulièrement, le recours à ce mode de croissance externe se justifie lorsqu’un acquéreur ne détient pas les compétences nécessaires pour proposer des solutions adaptées aux nouvelles exigences de son domaine d’activité. Cette manœuvre stratégique s’opère généralement pour réagir face à des bouleversements majeurs sur des secteurs matures (régénération) ou pour anticiper les mutations rapides sur des secteurs d’avenir (innovation stratégique).

L’approche consiste à acquérir des expertises complémentaires en vue de développer des produits ou services qui n’existent pas encore sur un marché. L’intention stratégique vise au-delà de l’acquisition d’une technologie innovante, à développer de nouveaux avantages concurrentiels à partir de la valorisation des compétences distinctives de deux firmes. En d’autres termes, il s’agit d’acheter pour innover plutôt que d’acheter l’innovation.

La traduction managériale du concept de symbiose emprunté aux sciences naturelles souligne le caractère bidirectionnel de la valeur créée par le rapprochement : la combinaison des entités correspond à la coexistence durable de deux organismes hétérospécifiques dont les interactions produisent des bénéfices réciproques.

Le rachat d’Argène spécialiste en biologie moléculaire par Biomérieux acteur mondial du diagnostic in vitro est un exemple emblématique de ce type d’opération. D’ailleurs la combinaison des compétences clés des deux entreprises a permis de lancer dès le mois mars 2020 une solution de dépistage pour la Covid-19 et des avancées significatives ont été réalisées récemment sur les tests salivaires.

Ce cas illustre tout l’intérêt de cette nouvelle forme d’acquisition pour combiner des expertises même lorsque les deux firmes sont de taille significativement différente. Dans le secteur pharmaceutique ou haute technologie notamment, des acteurs importants ont régulièrement recours à cette nouvelle forme d’acquisition pour marier leur capacité industrielle et commerciale avec l’expertise de jeunes entreprises innovantes.

Dans l’environnement actuel marqué par une accélération des transformations technologiques et sociétales, la symbiose semble aussi vitale pour les espèces vivantes que pour les entreprises.

La contradiction au cœur de l’intégration

L’acquisition de symbiose reste toutefois une manœuvre particulièrement risquée et comporte de nombreuses difficultés. Premièrement, celle-ci repose sur une logique qui peut sembler contre-intuitive : recombiner les complémentarités existantes pour explorer de nouvelles manières de les exploiter, autrement déconstruire pour innover.

Ce processus de transformation créative s’inscrit à la fois dans une forme de continuité et de rupture par rapport à l’existant. Selon cette logique, l’intégration ne peut s’accommoder d’une approche purement rationnelle reposant sur des objectifs prédéterminés. Trouver de nouvelles solutions inattendues qui soient réellement innovantes contraint à accepter une part d’incertitude et donc à encourager les actions non programmées.

D’autre part, la création de valeur repose sur le transfert de connaissances tacites, par définition celles-ci sont difficiles à formaliser et leur transmission nécessite un apprentissage collectif pouvant s’avérer long et délicat. En effet, les savoir-faire sont ancrés dans le contexte culturel d’une organisation, implicitement cela suppose de porter une attention particulière à la préservation des spécificités culturelles (management horizontal, flexibilité…) pour ne pas les altérer.

Par ailleurs, la différence de taille entre deux organisations requiert une gestion particulièrement habile des asymétries de pouvoir afin d’éviter tout risque de domination ou à l’inverse de statu quo. L’enjeu étant pour l’acquéreur d’instaurer un climat de confiance favorable à la prise d’initiative tout en cadrant suffisamment la coopération pour qu’elle puise aboutir sur des innovations qui répondent à des besoins réels.

Ainsi lors de l’intégration les managers se retrouvent nécessairement confrontés à des injonctions contradictoires : préserver l’autonomie de la cible pour protéger son savoir-faire tout en renforçant le contrôle de ses activités pour développer les synergies ; maintenir le cap pour assurer la continuité à court terme (exploitation) tout en se projetant à long terme sur le développement de nouvelles compétences (exploration).

Pour les dirigeants, ces logiques antagonistes complexifient l’intégration de l’entreprise acquise car elles exigent de consentir un certain lâcher-prise sans pour autant perdre de vue le but initial de l’opération. De plus, la présence de ces doubles contraintes peut entraîner des décalages importants entre l’intention initiale et sa mise en mise en œuvre effective.

La gestion de l’intégration dans ce type de rapprochement ne va pas de soi, elle se veut nécessairement complexe et paradoxale. Pour autant, les succès rencontrés par certains acquéreurs montrent que des pratiques managériales concrètes existent pour apporter des solutions adaptées aux défis inhérents à la recherche de symbiose. Le concept d’ambidextrie organisationnelle constitue un prisme de lecture particulièrement intéressant pour décrypter ces pratiques.

L’art de concilier des logiques antagonistes

Une première pratique consiste à se montrer sélectif quant à la manière d’harmoniser les différents métiers des deux entreprises. Concrètement, il s’agit de différencier l’intensité (le degré d’autonomie et de contrôle) et le rythme d’intégration (lent ou rapide) en fonction des structures à rapprocher. L’hybridation du mode d’intégration doit alors tenir compte de l’importance des compétences mobilisées dans la chaîne de valeur du nouvel ensemble.

Ces solutions dites « structurelles » sont fréquemment adoptées par les acteurs du secteur pharmaceutique pour intégrer de jeunes entreprises de biotechnologie. Ces dernières choisissent d’intégrer rapidement les fonctions supports, marketing et commerciales tout en accordant un niveau d’autonomie élevé aux équipes de Recherche et Développement. Ces unités sont alors considérées comme des centres d’excellence afin de faire rayonner leur expertise dans le nouvel ensemble tout en la protégeant.

Philippe Silberzahn : Stratégie d’innovation le conflit entre exploitation et exploration (Xerfi canal, 2016).

Un deuxième type de solution dite « temporelle » est d’essayer d’équilibrer les tensions paradoxales dans le temps et non plus dans l’espace. Il s’agit ici d’alterner les cycles d’exploitation et d’exploration pour parvenir à faire coexister les deux logiques sur le temps long. À travers sa stratégie d’A&D (Acquisition et Developpement) Cisco est devenue experte dans la manière de gérer la temporalité du processus d’intégration de start-up High-Tech.

L’approche de l’entreprise américaine consiste à faire preuve de patience en donnant les moyens à l’entreprise acquise de stabiliser sa technologie avant de l’intégrer pleinement dans son processus d’exploitation commerciale et industrielle. Concrètement, cela signifie que les managers des entreprises rachetées conservent une autonomie importante en matière de prise de décision jusqu’au moment où le développement du produit est suffisamment mature pour être combiné.

Cependant, toutes les entreprises n’ont pas nécessairement les moyens de retarder l’intégration ou de maintenir séparées des structures dédiées à l’exploration. Une voie alternative consiste alors à concilier la recherche d’efficacité et de créativité simultanément et au même endroit, il s’agit des solutions dites « contextuelles ».

Ainsi l’acquéreur peut attribuer un rôle spécifique à certains individus qu’il considère comme clés pour renforcer de manière subtile la collaboration entre les deux camps. La difficulté dans le cas de symbiose est de veiller à ne pas causer trop de perturbation au risque de susciter des résistances nuisibles à la recherche d’innovation conjointe.

Le biais naturel pour identifier ces « agents de liaison » est de se focaliser sur le niveau hiérarchique ou le degré d’expertise, il est toutefois utile d’ouvrir le champ à toute personne démontrant une capacité ou une appétence particulière pour développer la coopération.

Ainsi plusieurs leviers peuvent être activés pour créer un contexte propice à l’émergence d’interactions spontanées. Par exemple, le recours aux espaces de socialisation, typiquement des formations ou groupes de parole peut s’avérer doublement bénéfique. D’une part, ces derniers favorisent l’apprentissage mutuel et d’autre part ils donnent l’opportunité de développer des relations informelles.

La mise en avant d’un projet fédérateur et porteur de sens pour les deux entreprises constitue également un levier essentiel de coopération, mais d’autres actions plus ciblées peuvent être initiées selon les enjeux des différentes équipes. Par exemple, la mise en place de groupes de travail interdisciplinaires et de communautés de pratique peuvent se révéler particulièrement efficace pour laisser la créativité des équipes s’exprimer sans craintes.

Philippe Very et Nicola Mirc : Comportement des salariés et succès d’une acquisition (Xerfi canal, 2016).

Finalement dans ce type d’acquisition la capacité à concilier les exigences contradictoires est d’autant plus critique que le savoir-faire acquis pèse sur le goodwill et donc augmente le prix d’achat.

Un management ambidextre de l’acquisition de symbiose suppose de combiner ces différents types de solutions (structurelles, temporelles ou contextuelles) pour construire une politique d’intégration sur mesure à même de répondre à des objectifs en apparence incompatibles.

Par ailleurs la mise en œuvre des pratiques identifiées nécessite de consacrer du temps et des moyens importants à l’intégration, mais ce n’est qu’à ce prix que l’acquéreur peut faire en sorte que l’intention initiale ne reste pas un vœu pieux mais devienne bien une réalité.


Cette contribution est tirée de l’article de recherche intitulé « Acquisitions de symbiose ou « comment concilier l’inconciliable » publié dans la Revue Internationale de Management et de Stratégie en 2014.

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