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Génération « Reine des Neiges » contre Génération Z

La génération dite Z vue par la série Sex Education. Allociné

« Tu es né dans les années 80, si… », « 10 trucs qui prouvent tu es né dans les années 90 ». Les accroches de ce type foisonnent sur Internet où elles proposent des publications nostalgiques sur les spécificités d’une époque révolue.

Le propos est double : d’une part, entretenir un sentiment d’appartenance à une communauté informelle, de l’autre faire sentir la fuite du temps en rappelant des souvenirs oubliés. Les posts, pour l’essentiel, font référence à la musique, à l’habillement, aux programmes télévisés, aux jeux populaires, aux modes de vie ou à l’environnement technologique. Beaucoup aiment à suggérer que « c’était mieux en ce temps-là », mais la dérision n’est pas rare non plus.

Couverture de Generation X.

Une certaine sociologie journalistique se plaît aussi à multiplier les appellations depuis la parution en 1964 de Generation X, le bestseller dans lequel Charles Hamblett et Jane Daverson donnaient la parole aux teenagers de l’époque. On entend couramment parler de génération Y ou Z pour compléter l’alphabet, tandis que le curseur du X a été reculé, les adolescents de 64 étant désormais pleinement intégrés aux enfants du Baby-Boom. Parallèlement, au tournant du XXIe siècle, sont apparues les notions de Digital Natives, de millennials, voire de Zennials. En 2014, Sarah Stankorb et Jed Oelbaum ont même introduit le terme de Xennials pour discuter les atouts et les misères d’une tranche particulière qui a vu le jour entre 1979 et 1983. Car derrière cette taxonomie cabalistique se cache l’idée que les générations seraient un peu comme les signes du zodiaque : chacune dessinerait un caractère, avec ses points forts et ses points faibles, que tous ses membres auraient en partage.

Témoignages et travaux de démographes à l’appui, le journaliste Philip Bump a consacré plusieurs articles dans The Atlantic ou The Washington Post à établir l’arbitraire de ces nomenclatures et combien elles ont changé au fil des années.

À vrai dire, elles ne sont guère utiles qu’aux responsables de marketing qui sont enclins à les interpréter comme des profils psychologiques quand ils ne les instrumentalisent pas à des fins publicitaires. C’est par exemple ce que faisait Apple en 2003 pour promouvoir son iPod : le dessin des écouteurs branchés aux oreilles traçait fièrement le Y des jeunes adultes nés au milieu des années 80. Le baladeur numérique prétendait résumer leur génération à lui tout seul. Le message est clair : tu n’es pas un jeune de ton temps si tu n’as pas un iPod.

Un casse-tête sociologique

La grande question est de savoir combien on compte de générations dans un siècle. Le problème n’est pas nouveau : pour mesurer la profondeur du temps, l’historien grec Hérodote estimait, au Ve siècle avant Jésus-Christ, que « trois générations valent cent ans » (Histoires, II, cxlii). À l’époque moderne, on considérait ordinairement qu’une génération équivalait à vingt-cinq années et qu’un siècle en comprenait donc quatre.

Il revient au philosophe Karl Mannheim d’avoir posé les bases d’une définition sociologique de la notion, en 1928, dans Le Problème des générations. Trois paramètres sont selon lui à prendre en compte : la « situation » propre à un contexte sociohistorique, la « cohésion » qui suppose la prise de conscience d’un destin commun, enfin l’« unité » qui n’est pas uniformité dans la mesure où les individus réagissent à une même situation mais pas forcément de la même manière. Les deux apports principaux de Mannheim consistent, d’une part, à rapprocher la génération de la classe sociale puisqu’on appartient à l’une comme à l’autre sans le choisir ; d’autre part à souligner l’importance du vécu de la jeunesse dans la formation de l’identité générationnelle.

Quant à celle-ci, Marc Bloch explique parfaitement le mécanisme de sa genèse dans son ouvrage posthume Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien (1949) : « dans une même génération d’une même société, il règne une similitude de coutumes et de techniques trop forte pour permettre à aucun individu de s’éloigner sensiblement de la pratique commune. » L’identité d’une génération est en fait le produit d’un milieu, de la pression qu’il exerce sur l’individu. Elle est donc à prendre en compte parmi les déterminations qui pèsent sur un sujet. Elle constitue aussi un facteur dynamique qui vient orienter, parfois troubler, la logique des classes d’âges et même celle des cohortes – les groupes originaires d’un même millésime ou d’une même période ayant suivi un parcours commun –, ces deux ensembles homogènes dont la sociologie s’occupe en priorité, par prudence envers un concept aux contours assez vagues.

Pour remédier à ce flottement, Claudine Attias-Donfut, en 1988, introduit dans Sociologie des générations la référence à un « mythe unificateur » dont l’exemple par excellence est mai 68 pour les jeunes nés après-guerre. Sur la base de ce mythe, la génération élabore une image sociale qu’elle perpétue en l’adaptant au fil de sa maturité. C’est lui qui lui permet de dramatiser son destin. Le changement de mythe est aussi ce qui régit la définition d’une génération par rapport à une autre et, à l’occasion, nourrit entre elles un conflit. Ainsi les préoccupations écologiques qui n’ont cessé de se préciser après la chute du Mur de Berlin viennent-elles justifier aujourd’hui le procès de ceux qu’on appelle les « Boomers » : une génération hantée par l’anthropocène reproche à une autre d’avoir eu la tête ailleurs. Il en va de même, d’ailleurs, sur le plan des mœurs, l’impérieux besoin de libération des années 60 n’étant plus d’actualité.

Générations et culture jeune

L’appartenance générationnelle se situe au confluent de l’expérience personnelle et de l’aventure collective. Enracinée dans l’enfance et dans l’adolescence, elle est indissociable de l’histoire culturelle. À ce titre, les pots-pourris du web ont autant à nous apprendre que bien des études savantes. S’il est si difficile de définir des générations en l’absence de phénomènes démographiques d’ampleur comme le Baby-Boom, c’est qu’elles se forgent dans un flux continu de pratiques quotidiennes au sein duquel, à l’époque contemporaine, la consommation médiatique occupe une place privilégiée.

Le mythe unificateur d’une génération ne saurait se réduire à un événement si marquant soit-il. En qualité de μῦθος (mythe), il est par nature narratif. Il raconte une histoire à laquelle le sujet participe au jour le jour. Pour reprendre l’exemple souvent invoqué de mai 68, peut-on considérer que les mouvements étudiants ont eu plus d’impact sur les esprits que la conquête spatiale ? Il y eut à coup sûr moins de manifestants et de hippies que de paires d’yeux rivées sur le petit écran, le 21 juillet 1969, pour regarder Neil Armstrong poser le premier pas sur la lune. On estime à pas moins de 600 millions de téléspectateurs et d’auditeurs l’audience de son exploit, soit 20 % de la population mondiale. Les Boomers sont autant les produits du Flower Power que des missions Apollo. Ils ont écouté Bob Dylan et les Beatles autant qu’ils ont regardé les épisodes de Star Trek. Ils se sont également rêvés en agents secrets avec James Bond, Chapeau melon et bottes de cuir ou Mission : Impossible. Combien sont devenus médecins ou infirmiers pour avoir joué à Docteur Maboul ?

Les films, les séries, les livres et les BD, les émissions télévisées, la pop music, les jouets des plus simples aux plus sophistiqués racontent dans toute leur diversité les histoires au sein desquelles une génération grandit. L’identité narrative théorisée par Paul Ricœur, celle « à laquelle un être humain accède grâce à la médiation de la fonction narrative », ne s’élabore pas seulement par la lecture, mais à travers l’ensemble des fictions dans lesquelles les enfants et les adolescents s’immergent.

Le succès ou l’échec des propositions de l’industrie créative déterminent l’adéquation de ces histoires au public ; et la convergence des choix identitaires qu’elles favorisent à un moment donné structure les mentalités générationnelles. Il suffit pour s’en convaincre d’observer comment la mondialisation des productions anglo-saxonnes n’a cessé de rapprocher les comportements et les valeurs des jeunes des deux côtés de l’Atlantique. C’est le thème d’un ouvrage de Géraldine Smith au titre explicite : Vu en Amérique… Bientôt en France (Stock, 2018).

Notre réticence à admettre le marché du divertissement comme un acteur culturel à part entière nous empêche de comprendre que les générations, au moins depuis 1945, sont façonnées par une véritable culture jeune, en perpétuel renouvellement. Ce champ d’étude permet même de penser la transmission intergénérationnelle à travers la permanence de certaines franchises ou le calendrier des remakes et les évolutions dont ils s’accompagnent.

Quiconque est né après 2000 appartient plus à la génération de La Reine des neiges qu’à la génération Z.

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