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À quoi ressembleront les villes de demain ? Ici, Shanghai, en Chine. chuyuss / shutterstock

Gestion urbaine, vie privée : des visions en tension pour les villes de demain

Les débats autour des données personnelles refont surface à l’occasion du vote sur le traçage dans la lutte contre le Covid-19. Elles sont intimement liées au déploiement depuis la fin des années 2000 de nouvelles technologies, comme les capteurs et caméras qui récoltent des données, par exemple sur nos déplacements ou sur les réseaux urbains d’eau, d’électricité, etc.

Collectivités et entreprises, secteurs de l’énergie, de la construction, de l’économie numérique – tous les acteurs de l’urbain sont confrontés à une question : qu’est-il possible et souhaitable de faire avec les données publiques et privées récoltées dans les villes ? Autrement dit, au regard des opportunités et des limites induites par les nouvelles technologiques, quels seront les contours de la ville de demain ?

La « ville intelligente » : de la stratégie marketing aux imaginaires divergents

En 2008, IBM lance le programme « Smarter Cities », qui repose sur une stratégie de storytelling claire, basée sur des considérations de croissance démographique, de durabilité et de contrainte budgétaire, afin de suggérer une neutralité politique de la « smart city », ou « ville intelligente ». Considérant l’espace urbain de façon systémique, où la compréhension et la rationalisation dépendent de l’exploitation de données interconnectées par les solutions de l’entreprise, IBM estime que la ville peut être managée objectivement et que toute forme d’opposition politique serait un facteur perturbateur dans la recherche du bien commun. Cet ancrage narratif dans le registre de la technicité, présente ainsi la ville intelligente comme un horizon incontournable, ne serait-ce qu’au nom de la rationalisation des dépenses publiques.

Or la « smart city » est aujourd’hui un terme d’une grande plasticité. Plusieurs enquêtes de terrain, effectués dans le cadre de mon doctorat, dans la province du Guangdong en Chine, à Paris et à Aix-en-Provence, illustrent cette malléabilité et font ressortir de très nombreuses acceptations de la ville intelligente. Loin de mettre en évidence des conceptions nationales de la « smart city », qui sous-tendraient la coexistence de plusieurs modèles clairement identifiables, chacun attaché à son vivier d’experts et ancré dans des appareils administratifs spécifiques, mes différents terrains d’enquête illustrent des divergences d’imaginaires, y compris parfois au sein d’une même organisation.

Pour certains, il s’agit d’une opportunité pour une meilleure gestion de l’espace urbain. Pour d’autres, elle est un cadre pour le déploiement de nouveaux dispositifs de sécurité. En cela, elle incarnerait des risques démocratiques, notamment de surveillance et de privatisation accrue de l’espace urbain. Par souci de concision je m’en tiendrai à ces approches, mais notons que la « ville intelligente » est également pour certains un outil de la ville durable, ou encore un incontournable de la rhétorique des politiques d’attractivité territoriale.

La « smart city » au service de l’administration urbaine

Une des approches de la ville intelligente consiste à envisager l’exploitation des données comme une aubaine pour les collectivités territoriales. Mieux représenter le territoire permettrait de mieux l’administrer. La ville de Dijon a par exemple créé une plateforme de commandement pour rationaliser et adapter les services urbains, notamment face à la situation d’urgence sanitaire. Les entreprises susceptibles de fournir ces outils de représentations utilisent également cette représentation de la ville intelligente : Google rappelle que l’usage de sa technologie a permis la cartographie des favelas de Rio de Janero et ainsi de rendre visible des populations qui ne l’étaient pas jusqu’à maintenant.

Le projet « Beyond the map », développé par Google, propose une immersion dans les favelas de Rio.

Les données de « mobilité » collectées par nos téléphones portables permettent de mieux comprendre les déplacements urbains, afin par exemple d’adapter l’offre de transport d’une collectivité : nos traces numériques, c’est-à-dire l’enregistrement passif de nos activités comme la géolocalisation, deviennent des outils pour le gouvernement des villes. Mais derrière cette gouvernementalité algorithmique se pose une question essentielle : jusqu’à quel degré d’immixtion dans la vie privée entreprises et puissance publique peuvent-elles aller, au nom de la « bonne » régulation ?


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Le Laboratoire d’Innovation numérique de la CNIL a estimé en octobre 2017 que certaines données récoltées dans l’espace public, notamment relatives à la géolocalisation, ne sont pas suffisamment anonymisées. En considérant la donnée comme une fenêtre sur la personne qui la produit plutôt que sur l’espace urbain, on entrevoit les risques de la ville intelligente.


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De la gestion de l’espace au possible suivi des individus

D’après les défenseurs de la vie privée en ville, c’est moins la « smart » que la « safe city » qu’il faut craindre. Ce n’est pas tant la possibilité technique d’une récolte des données qui pose problème que l’intentionnalité politique de leur exploitation à des fins de surveillance, justifiée aujourd’hui par la crise sanitaire.

Pour ne pas tomber dans un portrait orwellien de la situation il convient cependant de rappeler que le droit européen est comparativement très protecteur des individus. Ce qui est possible en Chine par exemple, où les opérateurs téléphoniques ont transmis aux autorités les données non anonymisées de mobilité des personnes ayant transité par la province du Hubei, est légalement impossible en Europe. Quant à la reconnaissance faciale, il faut encore que le législateur français précise les exceptions rendant possible son utilisation – les données biométriques étant jugées sensibles par le RGDP, elles tombent sous le principe d’interdiction, sauf par exemple pour « motifs d’intérêt public important ». Et si la perspective de son déploiement futur a de quoi effrayer, elle interpelle d’autant plus que cette technologie est encore loin d’avoir fait ses preuves. En 2016, le système déployé par la police londonienne dans le cadre d’une expérimentation se trompait encore dans 81 % des cas.

Une dissonance profonde autour de ce qui constitue l’intérêt général

Le déploiement de nouvelles technologies dans les villes suggère une place croissance du « privé » dans l’espace public, une catégorie d’acteurs extrêmement hétérogène et qui sont largement présents dans les projets territoriaux, congrès et groupes de travail, dans lesquels la conciliation des impératifs financiers (c’est-à-dire les intérêts particuliers) et de l’intérêt général est omniprésente.

Mais la définition de ce dernier ne fait pas l’unanimité. Alors qu’on oppose souvent intérêts publics et privés, ou encore ceux des individus et ceux des entreprises, la ville intelligente illustre surtout des tensions entre acteurs privés « historiques » de la ville (constructeurs, entreprise du secteur de l’énergie, etc.) et nouveaux entrants sur ce marché en expansion, provenant largement de l’économie numérique. Dans cet espace hautement compétitif, alors que les premiers tendent à défendre notamment les libertés individuelles face à une récolte des données ouvrant la voie à une privatisation accrue des villes, les seconds arguent massivement en faveur de l’exploitation du potentiel offert par les outils numériques.

Le démonstrateur de « quartier intelligent » Quayside révèle cette tension. D’un côté, l’intérêt général est celui qui assure à tous la liberté de vivre dans un relatif anonymat, sans que ses données ne soient monétisées et exploitées sans son accord exprès. Autrement dit, la défense de la vie privée des habitants prime sur les possibilités (politiques mais également économiques) offertes par la collecte des données. Selon cette lecture, les nouveaux entrants de l’économie des données, ici une société-sœur de Google, incarnent plus un danger qu’une opportunité démocratique. De l’autre côté, cet intérêt général prend le parti de la modernité et de la rationalisation de l’espace grâce à la technologie. Offrant les outils de compréhension des territoires, les entreprises technologiques deviendraient alors des incontournables de la production de l’action publique. Une des craintes projetées sur le projet Quayside est ainsi une substitution d’un acteur privé à la puissance publique. Derrière le cadrage de la « ville intelligente » se joue donc une lutte afin de déterminer qui sont les acteurs légitimes à produire et gérer l’espace urbain.

La « ville intelligente » n’est donc pas réductible à un idéal technophile d’empilement de capteurs, et porte des enjeux éminemment politiques, notamment de définition, par des acteurs publics et privés, de principes sociaux fondamentaux.

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