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Grandes surfaces : la première loi encadrant leur implantation a 50 ans. Pourquoi ses objectifs n’ont-ils jamais été atteints ?

Alors que l’État relance le débat sur la « France moche », la première grande loi chargée de juguler le développement des grandes surfaces en France fête ses 50 ans. Force est de constater que cette loi d’orientation du commerce et de l’artisanat, dite loi Royer, n’a jamais atteint ses objectifs. En effet, à l’exception d’un gel sous le gouvernement Juppé en 1996, le nombre de grandes surfaces n’a jamais cessé de croître depuis sa publication le 27 décembre 1973, et ce, en dépit de multiples aménagements et lois dérivées. Pourquoi ses objectifs n’ont-ils jamais été atteints ?

Des objectifs construits « en opposition »

Il faut remettre cette loi dans son contexte de 1973. Le premier hypermarché français a ouvert ces portes 10 ans plus tôt. L’explosion des grandes et moyennes surfaces spécialisées n’a pas encore eu lieu (elle ne se fera que dans les années 1980, une fois la loi en vigueur). Dans le prolongement de discours poujadistes rendant la grande distribution responsable de l’érosion du petit commerce de quartier et de centre-ville, la loi Royer est mise en place. Pour protéger les petits commerces, sa méthode est de soumettre à autorisation toute ouverture marchande dans un local d’une surface de vente au-delà d’un seuil jugé critique (1000 m2 au départ pour les villes de moins de 40 000 habitants, 1500 m2 au-delà). La loi Royer, en limitant les surfaces autorisées, doit favoriser les petits formats et donc le « petit commerce ». Pourtant, des études montrent que l’érosion des petits commerces avait commencé bien avant l’explosion du nombre de grandes surfaces, dès les années 1950 (notamment à l’examen du cas belge, très comparable).

La loi Royer est « réactionnaire » : elle se construit en réaction à l’apparition de nouveaux formats de vente venant remettre en cause l’ordre établi. Cette construction d’objectifs en opposition à des formes marchandes, et non avec la ville est la première raison de son échec.

Une usine à gaz juridique ?

Seconde raison de l’inefficacité de la loi : un choix structurel. Alors que chez nombre de nos voisins, le droit de l’urbanisme commercial est intégré dans le cadre plus large du droit de l’urbanisme, en France, ce n’est pas le cas. Chez nous, l’urbanisme commercial a son propre cadre.

Ce choix repose sur l’idée que le fonctionnement marchand suppose un contrôle par l’encadrement de la concurrence par les pouvoirs publics. Pour cela sont créées les Commissions Départementales d’Urbanisme Commercial (CDUC) doublées au niveau national d’un organisme de recours, la Commission Nationale d’Urbanisme Commercial (CNUC) (devenues ultérieurement CDEC/CNEC – E pour équipement, puis CDAC/CNAC – A pour aménagement).

Mais le fait que deux systèmes de droit différents coexistent pose problème pour intégrer les activités commerciales dans le tissu urbain. En effet, lors de projets urbanistiques mixtes – mêlant commerces et espaces non commerciaux (par exemple : habitat, crèches, gymnase, etc.), la mise en convergence des acteurs de l’urbanisme se révèle ardue. Cela contribue à renforcer la séparation spatiale du commerce.

Or, ce niveau de complexité n’est pas nécessaire à la mise en place d’une politique de régulation efficace. En Suisse, par exemple, le commerce est une thématique comme les autres dans le droit de l’urbanisme ; ce pays a longtemps jugulé le développement de ces zones commerciales périphériques sans parler « surface de vente » ou « commerce ». Les autorisations d’implantation y sont délivrées selon les mêmes critères que le bâti soit à destination marchande ou autre. L’enjeu environnemental y ayant très tôt été identifié comme important, la régulation se fait notamment par la limitation des stationnements. Comme le modèle de la grande distribution périphérique repose sur l’accessibilité par les métriques automobiles, certains acteurs ont préféré ne pas s’implanter plutôt que d’adapter leur modèle à cette spécificité suisse. Les acteurs historiques des centres-villes, bien desservis par les modes doux, ont bien mieux résisté qu’en France.

Une décentralisation inadéquate ?

Une loi complexe semble donc loin d’être indispensable. D’autant qu’un autre problème se pose avec la loi Royer : la structure des commissions. La composition des CDUC/CDEC/CDAC s’appuie depuis 1973 sur un (dés)équilibre entre membres élus locaux et autres personnalités expertes nommées par arrêté préfectoral (aujourd’hui appelées personnalités qualifiées). Les élus, toujours majoritaires (en majorité relative ou absolue) depuis 1973 – même si la configuration a plusieurs fois changée – sont quasi systématiquement favorables aux projets.

L’édile local, sauf exception, est par principe favorable à toute création marchande sur sa commune, soit parce qu’il espère avoir des retombées en termes de taxe professionnelle (avant 2010), soit parce que le pétitionnaire promet des emplois. En revanche, la possible disparition d’emplois générée ailleurs par une nouvelle implantation n’est jamais évoquée, biaisant la donne. Les élus des autres instances locales se contentent de suivre l’avis du maire de la commune, si le projet est conforme aux cadres règlementaires. Seul le maire de la commune voisine s’oppose parfois, seule configuration dans laquelle un avis négatif des personnalités qualifiées pourrait peser.


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Ces commissions sont souvent considérées comme des chambres d’enregistrement, tant la décision est hyper-territorialisée et prévisible, vidant l’esprit initial de la loi Royer de sa substance. Ce laxisme a contribué au développement de ce que je qualifie d’urbanisme jetable, puisqu’il est plus facile de créer des nouvelles grandes surfaces que de rénover les anciennes, au risque de générer de la friche.

Une loi toujours en retard sur les évolutions

Si de multiples lois ont été produites depuis 1973 pour pallier les insuffisances de la loi Royer, celle-ci n’a jamais vraiment été remise en cause. En effet, l’esprit des lois suivantes reste le même. En 2000, le géographe Réné Péron comparait la rhétorique utilisée dans la loi Raffarin de 1996 et la loi Royer de 1973. Il y dénonçait la même vision caricaturale de l’opposition petit commerce/grand commerce. Le discours sur la “France moche”, formule heureuse du magazine Télérama en 2010, est le même : il s’agit de stigmatiser les zones de grandes surfaces en usant cette fois d’un argument esthétique fragile à contre-courant des usages des consommateurs.

Chaque mise à jour de l’arsenal réglementaire existant est une simple adaptation de la loi initiale de 1973, pour prendre acte, avec une inertie certaine, de l’apparition de nouvelles formes marchandes pour lesquelles la loi n’est pas prévue.

Ainsi, en 1996, la loi Raffarin tente de contrer le développement des hard-discounters en baissant le seuil d’autorisation à 300 m2. Les magasins de type Lidl ou Aldi ouvrent jusqu’alors des magasins plus grands (autour des 400 m2 minimum), mais en deçà des surfaces classiques des supermarchés et du seuil minimal de soumission à autorisation. Mais suite à la loi Raffarin, le maxi-discount s’adapte très vite en investissant prioritairement les centres-villes sur des surfaces de 299 m2 ou moins, étendant ainsi ses ouvertures dans des espaces où il n’était jusqu’alors pas présent. Il devient alors incontournable, alors que le législateur voulait enrayer son développement. Et lorsque, dans le cadre de la loi LME en 2008, le seuil remonte à 1000 m2, les enseignes du hard-discount repensent leur concept sur des surfaces plus grandes jusqu’à 999 m2.

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En 2014, la législation évolue également, face à l’émergence des drives alimentaires (dépôts où le consommateur vient retirer en voiture des commandes passées sur Internet), à un moment où leur déploiement est quasiment achevé. Il en est de même pour les dark stores (magasins “fantômes”, sans vente directes au client et chargés d’alimenter la livraison rapide à domicile) après la crise sanitaire, qui se sont essoufflés d’eux-mêmes avant qu’une réponse nationale ne soit produite.

Sortir d’une vision binaire

Ce n’est qu’à la fin des années 2000 qu’on commence à avoir les soubresauts d’évolution structurelles potentiellement bénéfiques. Les premières interviennent de l’extérieur, lorsque l’UE, par la directive services du 2 décembre 2006 exige que la concurrence ne soit plus un élément pris en compte dans le cadre du processus décisionnel. A partir de ce moment là, la loi de modernisation de l’économie de 2008 et les réformes suivantes ont inclus d’autres objectifs de substitution non économiques, tel que le critère environnemental (esthétique, efficacité énergétique). Mais, pour l’heure, cela relève plus de l’alibi environnemental que de l’effort substantiel, même si la loi Climat et Résilience de 2021 est plus stricte. Par ailleurs, depuis 2018, l’État a décidé d’autoriser les préfets à formuler des recours contre les décisions des CDAC si l’intérêt de la loi semblait détourné.

Dès lors, nous nous rendons compte que sur long terme, modifier la loi originelle ne suffit pas : le législateur ne fait que subir les évolutions du commerce alors qu’il devrait l’encadrer. Cela est partiellement dû au fait que l’État s’est focalisé sur la distinction petit commerce/grande surface, alors que l’appréciation des effets du commerce sur la ville suppose des critères bien plus diversifiés. Il faut en effet replacer l’urbanisme commercial au cœur des réflexions sur le fonctionnement global de la ville, plutôt que de continuer à user d’oppositions caricaturales et stériles.

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