Au premier jour d’une recherche sociologique menée pour le ministère de l’Écologie, programme ITTECOP (Infrastructure de transport, territoires, écosystèmes et paysages), entre 2012 et 2017 sur la zone commerciale de Noyelle-Godault tout près d’Hénin-Beaumont, je prends la sortie 26 de l’autoroute à A1 en direction de Lille. La France des zones commerciales soi-disant « moches » est là, devant moi.
Autant le dire tout de suite, ces formes urbaines souvent décriées sont non seulement appréciées par la majorité de ceux qui les fréquentent, mais elles sont même plébiscitées, surtout par les familles, par les jeunes aussi. Elles sont support de leur quotidien, de leurs loisirs et de leurs pratiques culturelles. Elles font repère pour leur identité.
Dans la pratique et dans l’imaginaire, ces zones commerciales sont les centres urbains de ce début de XXIe siècle. Dans bon nombre de villes moyennes, ils ont remplacé les centres anciens moribonds aux commerces abandonnés. Même si on note une baisse de leur fréquentation, ils représentent encore plus de 60 % de l’approvisionnement alimentaire. Surtout, ils structurent un mode de vie.
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Cette France contemporaine s’étale donc devant moi plus qu’elle ne se dresse puisque les bâtiments ne dépassent pas la hauteur d’un immeuble de trois étages. Autour des mastodontes de la consommation (Auchan, Ikea, Décathlon) s’alignent des dizaines d’enseignes plus petites, mais tout aussi tape-à-l’œil.
Des lieux de loisirs sont là également : restaurants, hôtels, cinémas, espaces de paintball et même un circuit de karting. Une architecture commerciale qui se présente comme une accumulation de cubes métalliques et de rectilinéaires colorés. Une architecture dictée dans un langage mathématique, celui des mètres carrés commerciaux, tout en perpendiculaires : la carte devenue territoire pour paraphraser Houellebecq. Au milieu de ces hangars maquillés, « des milliers d’automobiles en stationnement étincèlent sur un vaste étang de goudron », pour reprendre les mots de Kurt Vonnegut.
La vie en habitacle ou l’appauvrissement des sens
Durant les 5 années de cette enquête menée au laboratoire Habiter le Monde, nous avons pu appréhender les caractéristiques de ce mode de vie et des valeurs périurbaines, notamment ici, esthétiques, qui le structurent.
Ces zones commerciales sont nées au XXe siècle du mouvement de spécialisation des espaces de la ville, le « zonage » disent les urbanistes. Alors que la ville industrielle du XIXe siècle concentre sur un même espace l’habitat, l’approvisionnement, le travail, la pensée fonctionnaliste en urbanisme fait éclater ces fonctions, les sépare et les localise chacune dans des zones distantes. La voiture individuelle fera le lien entre ces espaces séparés désormais par des distances que l’on ne peut plus faire à pied.
Autour d’Hénin-Beaumont, dans l’ancien Bassin-Minier, la vie est donc une vie automobile, indispensable pour aller faire ses courses, chercher ses enfants à l’école, promener son chien dans le parc aménagé d’un ancien terril, assister à un concert au 9/9bis, se rendre au cinéma dans la zone commerciale.
La vie périurbaine est une vie en habitacle à air conditionné, coupée des éléments climatiques. Christophe Gibout note d’ailleurs que la voiture acquiert également dans ce contexte, « le caractère d’un référent symbolique de la modernité urbaine et de l’achèvement d’une liberté individuelle de circulation ». Une vie en habitacle à propos de laquelle Richard Sennett problématise l’appauvrissement des sens. Dans ces espaces dispersés parcourus en automobile, l’expérience du corps s’affaiblirait, réduisant les sensations du mouvement, du toucher. Lorsqu’on passe de l’air conditionné de la voiture à celui de la galerie marchande, le contact est furtif avec l’environnement « réel ».
Esthétique hollywoodienne
Comme on me le déclarait de nombreuses fois en substance, on aime venir au centre commercial pour accéder à une modernité clinquante, féérique, multicolore et proprement aseptisée. Un décor entièrement factice, une anthropisation maximale de l’espace, rehaussé de lumière. Des millions de leds resplendissent sur fond de tôle ondulée. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, cette modernité occidentale, se construit sur un référent diffusé dans les séries et les cinémas produites principalement « outre-Atlantique ».
Au-delà des magasins en effet, la zone dans son ensemble a de faux airs américains, et se présente comme un décor de cinéma : « diners » et fast-foods, restaurants à la mise en scène spectaculaire constitués de véritables wagons suspendus à trois mètres du sol, « shopping promenade », comme autant d’échos réels aux flux culturels diffusés dans les productions audiovisuelles américaines.
Alors ; aller au centre commercial c’est vivre la fiction, vivre dans le décor hollywoodien devenu réalité locale, selon une continuité médiatico-spatiale pourrait-on dire. L’espace est facile d’accès, on y entre gratuitement ; pour autant, les loisirs y sont payants et formatés.
Autour des espaces de la grande distribution, l’attractivité joue des représentations d’une modernité consumériste séduisante où les grandes enseignes de l’agroalimentaire vantent souvent leur caractère « authentique », « traditionnel », « naturel », comme un pied de nez au centre-ville patrimonialisé, perçu par les personnes que j’interviewe, selon leurs termes, comme « désuet » et « mort », duquel les habitants se détournent.
Animation constante
Le centre commercial au contraire est une zone urbaine où il se passe toujours quelque chose. L’événement caractéristique des mondes urbains se joue désormais pour beaucoup sur les parkings du centre commercial, dans les galeries marchandes, au rythme des animations des fêtes devenues commerciales qui animent le décor : Noël, Halloween en tête, Pâques, le Carnaval dans le Nord, la Saint-Valentin, etc.
Chaque fois des décors différents, des animations différentes. Des événements superficiels ? Peut-être, mais les enfants comme les parents que je rencontre, apprécient ces décors toujours féériques, l’ambiance tranquille. Ici, tout semble sécurisé, dans la galerie marchande, « on peut laisser courir les enfants » me dit-on. Chaque chose est à sa place, ça sent même « le propre », le néo-hygiénisme règne. Les relations sociales sont apaisées, une armée de vigiles et de caméras sont là pour y veiller. Dans un monde social souvent perçu à travers le prisme médiatique de l’insécurité, le centre commercial représente l’espace pacifié des rapports sociaux dans un cadre structuré par la consommation de masse et l’imaginaire de l’abondance.
Du politique et de la consommation
Il reste une différence notable entre ces centralités commerciales et le centre-ville : c’est l’absence du « politique » et de ses symboles. La galerie marchande n’est pas l’espace de la dispute démocratique et la mairie est restée dans le centre ancien. Les terrasses des cafés standardisés, protégées des intempéries dans la galerie marchande, ont peu à voir avec l’espace de mise en publicité cher à Habermas, espace de la dispute démocratique. L’être urbain y est surtout identifié en consommateur.
Dès lors, l’appartenance urbaine et les enjeux démocratiques semblent lointains, comme restés dans le centre-ville. Le politique mis à l’écart, le commun, la « communauté locale », se joueraient-ils exclusivement dans l’accès à la consommation ? Quoi qu’il en soit, l’espace commercial, le plus souvent, n’est pas perçu comme « moche » par celles et ceux qui l’occupent, le fréquentent, et ce faisant, le consomment et le produisent.