La ministre déléguée chargée des PME, du commerce, de l’artisanat et du tourisme, Olivia Grégoire, annonçait en octobre dernier un plan de transformation des zones commerciales doté de 24 millions d’euros en 2023, avec pour principale ligne directrice la transformation des plus touchées par la vacance. Ce sujet du commerce périphérique et de son évolution fait ainsi l’objet de projets ambitieux et nécessaires, également à l’agenda politique de cette rentrée, mais qui appellent des changements bien plus profonds que nous avons mis en évidence dans de précédents travaux.
Prenons un exemple concret, en Seine-Maritime. Au cœur de l’été normand, les engins de construction réalisent les derniers aménagements du Parc des Senteurs 3, un énième ensemble commercial qui, sur 8 500 m2, accueillera dans quelques mois cinq nouvelles enseignes, sises dans la commune de Pissy-Pôville.
Ce projet fut en première intention refusé (avis défavorable n°2018-01 du 27 mars 2018) par la Commission départementale d’aménagement commercial (CDAC) en raison d’une vacance commerciale forte dans la zone voisine où de nombreux locaux attendent depuis longtemps d’accueillir de nouvelles activités et du non-recours aux énergies renouvelables. Il a finalement été accepté en seconde lecture et motivé par les réponses du requérant sur le volet environnemental (avis favorable n°2019-09 du 23 juillet 2019).
Ce volte-face résume à bien des égards toute la réalité du moment où, à travers des démarches plus « vertueuses » – un mur végétalisé sur un bâtiment, des panneaux photovoltaïques sur son toit, des bornes de recharges électriques, des arceaux pour les vélos, le tri des déchets… –, le « développement durable » est mobilisé pour légitimer la non-remise en question du modèle commercial à la française dont on observe à la fois l’essoufflement et les dérives.
Illustration d’un mal français
Cet équipement – la troisième réalisation du même promoteur après l’ouverture des parcs éponymes 1 et 2 en 2009 et 2015 – marque un nouveau temps d’un long processus de mise en commerce initié il y a 40 ans maintenant, avec l’inauguration de l’hypermarché Carrefour et de sa galerie marchande dans la commune voisine de Barentin. Autour de lui s’est développée pas à pas une vaste zone commerciale où se juxtaposent, sans cohérence d’ensemble, les différents modèles d’implantation.
On pense ainsi aux parcs solos dans les années 1970, aux parcs d’aménagement commercial de la décennie suivante et au plus récents retail park. Tous ont marqué avec la même brutalité, partout sur le territoire, les entrées de villes comme les périphéries urbaines et alimenté une consommation effrénée de terres agricoles pour développer une offre toujours plus dense et diversifiée et créer les parking pour accueillir les clients. À titre d’exemple l’Île-de-France compte à elle seule 3 400 hectares de surface commerciale : 48 % de l’emprise seraient occupés par le bâti, 28 % par des parkings et les 24 % restants par des « espaces libres, artificialisés, essentiellement dédiés aux circulations ».
Un colosse au pied d’argile
On a longtemps cru le modèle pérenne et difficile à contester. On le sait désormais fragilisé et vulnérable. Les inquiétudes transparaissent dans le discours alarmiste des professionnels du secteur.
« Jamais la mise en place d’une politique publique du commerce n’a été aussi urgente et impérative. Il n’est plus possible d’attendre. Il faut à la fois stopper l’hémorragie, éviter une décommercialisation suite à la multiplication de fermetures de points de vente, les défaillances de réseaux et la vacance commerciale. »
Les termes sont du directeur de la fédération pour la promotion du commerce spécialisé (PROCOS) pour rappeler les difficultés du commerce spécialisé, omniprésent dans les zones périphériques. Et les prévisions de l’Observatoire régional du foncier d’Île-de-France ne sont guère plus rassurantes : « Si cette dynamique nationale se poursuit, la vacance pourrait atteindre les 11 % en 2025 et 13 % en 2030 ».
Surproduction immobilière : spéculation financière et déni territorial
On observe pourtant une reprise rapide post-Covid de la production de mètres carrés dans l’immobilier commercial : s’il reste encore inférieur de 40 % à son niveau pré-pandémique de 2019 et se décline sous des projets plus petits, le volume global des surfaces (922 570 m²) augmente de 50 % sur un an.
La financiarisation de l’immobilier commercial dans lequel chaque point de vente constitue un actif dans un portefeuille constitue le principal moteur de cette fuite en avant dans la production de surfaces de vente. Elle a porté un découplage croissant entre l’évolution des surfaces de commerce et l’évolution de la consommation des territoires bien identifié par Pascal Madry et alimenté, par effet rebond, dans un contexte de tassement des ventes et de recomposition des activités commerciales, le phénomène de vacance.
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Au gré de cessations d’activités, de rachats ou de repositionnements stratégiques des promoteurs et des franchises apparaissent et s’effacent ainsi des enseignes, se ferment et s’ouvrent de nouveaux points de vente sans que l’arrière-plan territorial ne dépasse la présence d’un marché rémunérateur. Ainsi les territoires sont-ils devenus de simples terrains de jeu, sans aucune attention ou presque sur les effets de leur implantation puis de leur départ sur l’économie locale et moins encore l’environnement.
Gabegie et dérives environnementales
On n’oublie en effet trop rapidement qu’à chaque nouveau mètre carré construit sont associées des consommations plurielles : de foncier, avec tous les effets de l’imperméabilisation des sols sur la gestion des eaux, la faune, la flore et les équilibres naturels ; de matériaux, souvent non renouvelables, pour bâtir et aménager les parkings ; d’énergie pour chauffer, éclairer et climatiser des locaux ; de carburants aussi, par les véhicules des clients et ceux des professionnels pour approvisionner les points de vente ou évacuer les déchets.
Et d’autres consommations seront engagées demain pour le démantèlement des équipements sans occupation et la requalification de ces espaces pour évoluer vers d’autres usages.
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Penser l’urbanisme par la consommation : une nouvelle approche
Aussi faut-il retenir de l’exemple des zones périphériques des enseignements bien plus profonds qui amènent à réinterroger les approches, les conceptions et les façons d’agir en matière d’urbanisme. Il invite à poser la consommation comme fil directeur et élément transverse dans les réflexions sur la fabrique des territoires et le projet urbain.
La consommation est à la fois pratique et réponse à la satisfaction d’un besoin (ici l’approvisionnement et l’équipement des personnes et foyers, ailleurs des carburants ou de tout bien) ; fonctionnelle (électricité et flux divers dans un commerce, un logement ou tout autre équipement) ; matérielle au sens des éléments produits et mobilisés pour la construction des infrastructures et autres artefacts puis leur effacement. Elle concerne enfin aussi les ressources, foncières et naturelles, renouvelables ou non ainsi qu’un ensemble d’autres facteurs.
À cette croisée entre consommations et urbanisme prennent corps les fondements possibles d’une dialectique nouvelle, que j’appelle le consurbanisme, pour poser un regard original sur les divers processus d’urbanisation passés et présents et proposer une grille de lecture des futurs projets dans un contexte de dépassement des limites planétaires. Les trajectoires du moment dans certains secteurs – la création effrénée d’entrepôts logistiques par exemple – en rappellent avec force toute l’urgence.
Mais il nous faudra aussi réinterroger fondamentalement la société de l’hyperconsommation qui porte et alimente tous ces processus. Les échanges dans le cadre du prochain colloque du cercle de l’ObSoCo nous y aideront sans nul doute.