Menu Close

Jomini, le « devin de Napoléon » qui inventa la logistique

Il y a quelque chose de fascinant à lire aujourd’hui, plus de 150 ans après, l’œuvre de Jomini. Wikimedia

Cet article est publié en version longue dans la revue « Gérer et comprendre ».


Pour tout un chacun, la logistique ne s’est développée qu’à partir des années 1980. Pourtant, dès 1838, le Suisse Antoine-Henri de Jomini, qui combattit dans l’armée de Napoléon, pose les bases de la logistique moderne. Comment Jomini anticipe-t-il, dans le domaine militaire, des thèses sur la logistique des entreprises qui ne seront développées que 150 ans plus tard ?

De Napoléon à Nicolas 1er

Antoine-Henri de Jomini naît en 1779 en Suisse. Il embrasse une carrière commerciale, mais rêve d’une carrière militaire. Pour arriver à ses fins, Jomini écrit son « Traité des grandes opérations militaires ». Il convainc Ney, maréchal de Napoléon, de l’éditer, et de le prendre comme aide de camp. Jomini va alors participer, au sein de l’état-major de Ney, puis de Napoléon, aux campagnes napoléoniennes, jusqu’au retour de Russie. C’est lui qui, anticipant la défaite, repérera en avance un endroit sur le fleuve Bérézina pour permettre la retraite française et éviter son anéantissement.

Il fera durant cette période plusieurs prédictions justes quant aux mouvements à venir de Napoléon, qui lui vaudront le surnom de « devin de Napoléon ». Mais, se sentant maltraité par l’état-major napoléonien, il rejoint l’armée russe en 1813. Il est nommé lieutenant général et aide de camp du tsar Alexandre Ier, à qui il donnera plusieurs conseils d’importance pour vaincre Napoléon, sans être toujours écouté. À la fin des campagnes napoléoniennes, il s’installe à Saint-Pétersbourg. C’est lui qui promouvra la création, au sein de l’armée russe, d’une académie militaire. C’est surtout à lui que sera confiée, par le tsar Nicolas 1er, l’éducation militaire de son fils. Cela donnera un prétexte à Jomini pour écrire le « Précis de l’art de la guerre », dans lequel il va être le premier théoricien militaire à consacrer des pages à la logistique, au sein d’un chapitre d’une trentaine de pages intitulé la « Logistique ou art pratique de mouvoir des armées ».

La logistique, science générale de l’état-major militaire

Dans ce livre, c’est au début de l’article 41 que Jomini s’interroge sur ce qu’est la logistique : « la logistique est-elle seulement une science de détail ? Est-ce au contraire une science générale, formant une des parties les plus essentielles de l’art de la guerre, ou bien enfin ne serait-ce qu’une expression […] pour désigner vaguement les diverses branches du service de l’état-major » (p. 146).

Jomini estime en fait que la logistique doit être vue comme une science générale et non plus avec les préjugés qui découlent du fait que le mot logistique dérive du titre de « maréchal des logis ». La fonction de ce dernier était de « loger ou camper les troupes, de diriger les colonnes, de les placer sur le terrain » (p. 147). Dans la conception de Jomini, la logistique apparaît donc de manière beaucoup plus large, et associée au chef d’état-major. Ainsi, « la science d’un chef d’état-major doit embrasser aussi les différentes parties de l’art de la guerre […] que l’on désigne sous le nom de logistique ».

La logistique, concernée par toutes les activités opérationnelles de la guerre

Dans son précis, Jomini énumère alors « tout ce qui se rapporte aux mouvements des armées et aux entreprises qui en résultent » (p. 150). Ce ne sont ainsi pas moins de 18 points qui sont pour Jomini partie intégrante de cette nouvelle science logistique :

  • Préparer les objets matériels pour mettre l’armée en mouvement et tracer des ordres et itinéraires pour la rassembler et la mouvoir.

  • Rédiger les ordres du général en chef et les projets d’attaque.

  • Se concerter avec le génie et l’artillerie pour mettre à l’abri les dépôts.

  • Ordonner les reconnaissances et se renseigner sur l’ennemi.

  • Combiner les mouvements ordonnés par le général en chef (concerter les colonnes, définir les haltes, etc.).

  • Diriger les avant-gardes et arrière-gardes et les munir de tous les objets nécessaires.

  • Définir les instructions pour les chefs de corps afin de répartir les colonnes face à l’ennemi.

  • Indiquer aux avant-gardes des points de rassemblement en cas d’attaque.

  • Ordonner la marche des parcs d’équipage, de munitions, de vivres, d’ambulances.

  • S’occuper des convois destinés à remplacer les vivres et munitions consommées.

  • Établir les camps et garantir leur sûreté.

  • Établir les lignes d’opérations et les communications des corps détachés avec cette ligne.

  • Organiser les dépôts de convalescents.

  • Piloter les détachements sur les flancs.

  • Organiser les bataillons pour réunir en sous-parties les hommes.

  • Gérer le service des troupes dans les tranchées en cas de siège.

  • Planifier les actions de retraite.

  • Répartir les cantonnements entre les corps.

Jomini, une première approche de la logistique moderne

Il y a quelque chose de fascinant à lire aujourd’hui, plus de 150 ans après, l’œuvre de Jomini. Celui-ci pose toutes les bases de la conception moderne de la logistique. Ce que Jomini inclut dans sa définition, ce sont toutes les opérations nécessaires au mouvement des armées : les approvisionnements, les camps (les logis), les déplacements, la retraite, etc.

La vision de Jomini se rapproche ainsi de la vision contemporaine, qui fait de la logistique une démarche dont l’objectif est de coordonner et d’intégrer de manière systémique les opérations (de transport, stockage, fabrication), disséminées le long de chaînes qui encadrent en amont et en aval une entreprise. Non content de souligner que l’enjeu est la combinaison entre elles de ces opérations, Jomini fait également de la question de l’information et de la manière de la partager un aspect crucial de la logistique.

Le plus incroyable reste cependant que Jomini préfigure les débats sur la nature des stratégies logistiques. L’arbitrage entre préparation, planification et adaptation évoqué par Jomini renvoie en effet clairement à l’opposition entre une logique de flux poussé et de flux tiré. Dans son précis, Jomini pense même à ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la logistique inversée : il indique notamment qu’il est essentiel, en temps de guerre, de prévoir des solutions de repli ! Il souligne d’ailleurs que Napoléon avait souvent tendance à oublier cet aspect pourtant crucial, convaincu toujours de l’emporter.

La logistique, conséquence de l’essor des guerres de mouvement

Qu’est-ce qui fait que Jomini parvient à cette époque à dégager le rôle clef de la logistique ? D’abord quelque chose qui n’a pas grand-chose à voir avec lui, mais aux changements qui marquent la manière de faire la guerre. À la fin du XVIIIe siècle, la « guerre sans camps » se développe au détriment des guerres de siège. Cela tient à l’essor de l’artillerie, qui permet de prendre les places fortes pour amoindrir… leur rôle. Cela tient aussi à la croissance des armées, qui atteignent parfois 250 000 hommes. Or, une telle armée ne peut rester trop longtemps au même endroit, sinon le fourrage local nécessaire aux chevaux s’épuise… et celui-ci ne peut être réapprovisionné, puisque pour cela on a besoin de chevaux qui eux-mêmes ont besoin de fourrage ! Ces changements rendent le mouvement crucial, et la rapidité des armées devient une ressource stratégique.

Pour gagner en rapidité, Napoléon bénéficie de deux innovations mises en œuvre par l’armée française avant lui : le système « Gribeauval », consistant à standardiser l’artillerie française et pensé dans l’objectif de disposer d’une artillerie mobile ; et le système divisionnaire, qui consiste à fractionner l’armée en divisions, du même effectif, composés de toutes les armes (infanterie, cavalerie, artillerie).

La logistique, clef de voûte de l’art de la guerre napoléonien

Intégrant ces deux innovations, Napoléon décompose son armée en sous-unités détenant chacune une artillerie légère. Une telle décomposition libère l’armée napoléonienne des contraintes d’approvisionnement. Chaque division peut en effet stationner dans des territoires différents et, du fait du nombre limité d’hommes et de chevaux, vivre sur le pays où elle stationne. Cette décomposition permet d’accélérer les mouvements de l’armée. Elle permet aussi à une division, puisqu’elle détient de l’artillerie, de résister à une armée ennemie le temps nécessaire à Napoléon pour faire venir d’autres divisions sur le champ de bataille. Dans ce contexte, la stratégie de Napoléon consiste à chercher « la bataille décisive » en menant à un endroit donné l’armée adverse. Le point crucial pour Napoléon est d’y faire converger rapidement, à un moment soigneusement choisi, ses divisions armées avec une artillerie puissante et mobile. Il dispose ainsi de forces supérieures à celles de l’ennemi.

En utilisant des termes très logistiques, l’objectif pour Napoléon est de faire arriver en temps et en heure ses divisions à l’endroit qu’il a choisi, et c’est notamment pour cela que le chef de guerre passe beaucoup de temps à étudier les trajets sur des cartes !

Jomini, chercheur embarqué et père fondateur des sciences de gestion ?

Dans ce cadre, on comprend que si Jomini réussit à théoriser le premier le rôle de la logistique, c’est parce qu’il est aux premières loges pour voir comment Napoléon utilise la logistique pour gagner ses campagnes. La créativité de Jomini tient ainsi à sa posture, qui s’apparente à celle d’un chercheur embarqué, et qui a toutes les caractéristiques de la recherche-intervention.

Qu’on y pense : Jomini écrit un ouvrage pour être embauché par l’armée, il expérimente ses thèses dans l’armée napoléonienne, écrit un autre ouvrage basé sur son expérience comme chef de camp, etc. Allons plus loin, sa posture interactive et son approche gestionnaire de la logistique font de lui un véritable père fondateur de la gestion. Des décennies avant Taylor et son bureau des méthodes, ou Fayol et sa fonction administration, Jomini justifie dans un contexte militaire le besoin d’une fonction organisationnelle ! Il doit d’autant plus être vu comme un père fondateur, que Jomini met l’accent sur la transmission des savoirs logistiques. Pour Jomini, la logistique, et plus largement l’art militaire, doivent faire l’objet d’un enseignement. C’est dans cet esprit qu’il a poussé à la création d’une académie militaire dans l’armée russe, et qu’il a écrit son Précis de l’art de la guerre.

Dans son texte, Jomini va même jusqu’à appuyer son enseignement sur l’utilisation de cas exemplaires de batailles. Une école, des ouvrages, et des études de cas : tous les éléments du projet pédagogique de la gestion !

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,500 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now