Menu Close

La complexité, une bonne excuse pour ne pas agir ?

Dans le face-à-face avec une situation complexe, il s’agit de refuser l’esquive au profit de la compréhension. ra2 studio / Shutterstock

La critique est classique : à trop complexifier, on se trouve bien incapable de décider donc d’agir. Une synthèse éloquente de cette idée pourrait se trouver dans ce propos de l’écrivain et philosophe Paul Valéry :

« Ce qui est simple est toujours faux. Ce qui ne l’est pas est inutilisable. »

Il y aurait donc un dilemme entre action et vérité ; la simplicité se situant du côté de l’action, la complexité du côté de la vérité.

De cette dichotomie simple, les gens d’action auront vite fait de déclasser tout intérêt pour une pensée complexe. À quoi sert donc ce penseur qui cherche à rendre compte de la complexité de tous les objets soumis à sa raison ? Tout ce qu’il produit, en matière de connaissance, ne débouche sur rien qui soit « actionnable » ou « opérationnel » !

Dès lors, ne faudrait-il pas abandonner cette idée de « penser de manière complexe » ? Ne faudrait-il pas jeter l’opprobre sur ces empêcheurs d’agir, ces tourneurs en rond, ces bavards aux jambes croisés, ces flibustiers de la pensée ? Peut-être. Mais pas avant de leur avoir laissé la possibilité de s’expliquer.

Avant tout, comprendre les problèmes

Le premier enjeu est bien là : comprendre. Il s’agit, selon l’expression du philosophe Jacques Bouveresse, de subordonner « le désir de juger au devoir de comprendre ». Aussi, ce souci de compréhension va de pair avec un souci de vérité ou, formulé négativement, un refus de l’erreur et de l’illusion.

En ce sens, dans ce face-à-face avec la complexité, il s’agit de refuser l’esquive au profit de la compréhension ; il s’agit de refuser l’illusion simplificatrice et rassurante au profit d’une pensée complexe plus déstabilisante.

Cela nécessite donc au moins deux prérequis. Le premier est d’accorder une certaine valeur aux connaissances descriptives qui permettent de comprendre. Le second est d’inscrire ces connaissances dans un horizon bien défini : celui de la quête de la vérité ou, exprimé négativement, de la lutte contre l’erreur et l’illusion (selon la formule du philosophe Friedrich Nietzsche : « Caractère négatif de la « vérité » – en tant que suppression d’une erreur ; d’une illusion »).

Dès lors, par cet exercice de complexification, il est possible de dépasser une pensée superficielle au profit d’une compréhension approfondie des problèmes. Plus encore, cela permet de mieux construire les problèmes, de les débarrasser des opinions fausses, des préjugés, des illusions.

Ainsi, le penseur de la complexité s’inscrit pleinement dans cette affirmation de Gaston Bachelard au sujet de « l’esprit scientifique » :

« L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances ! En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. […] L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes ».

La pensée complexe offre un triple éclairage

Considérons que l’action comporte trois étapes : la formation du jugement, l’arrêt de la décision puis sa mise en œuvre. À quel moment la pensée complexe intervient-elle ?

Tout d’abord, nous l’avons vu précédemment, lors de la première étape en permettant de bien poser les problèmes. Ensuite, une fois les problèmes bien posés, la pensée complexe permet aussi de mieux cerner l’étendue du domaine des possibles en matière de résolution. En effet, bien que la pensée complexe n’offre pas une seule solution « clé en main », elle offre une méthode pour construire avec rigueur un ensemble de scénarios, de voies de résolution possibles.

TEDX « Comment passer de la pensée (complexe) à l’action ? »

Cependant, une fois les scénarios possibles identifiés, la décision ne peut être tranchée par une connaissance descriptive. C’est vers un autre type de connaissances qu’il faut se tourner : celles dites « évaluatives ». Il s’agira alors de formuler un jugement, d’évaluer les scénarios.

Or, un tel jugement nécessitera un double engagement : éthique et politique. Éthique pour définir « ce qui compte », ce qui a de la valeur. Dès lors, il sera possible, au regard de ces normes, de classer les scénarios, d’en exclure certains et d’en privilégier d’autres. Et c’est par ce classement que s’opère l’engagement politique qui offrira plus de pouvoir, plus de voix, plus d’importance à certains points de vue, certaines dimensions (économique, politique, etc.) plutôt que d’autres.

À cet égard, bien que la pensée complexe ne fournisse pas la solution à un problème, elle éclaire la nature de l’action autour de la notion de « pari ». Cette notion de « pari » éclaire le pont qui permet de passer de la pensée à l’action. Aussi, nous voilà éclairer sur sa nature : éthique et politique. Ce genre d’idées suscite parfois l’hostilité de ceux qui aiment faire de la connaissance descriptive, rationnelle, un argument pour appuyer leur choix (appréciant les formules du type « there is no alternative »).

La connaissance complexe remet en cause cette façon de faire passer des choix éthiques et politiques pour des vérités scientifiques. Elle démontre l’étendue des scénarios possibles et dévoile la nature éthique et politique qui ont conduit à retenir un scénario plutôt qu’un autre.

Enfin, une fois la décision arrêtée, vient sa mise en œuvre. Affirmer que toute décision est un pari permet également de souligner la dimension incertaine propre à l’action.

Comme l’énonçait Edgar Morin, penseur de la complexité, à travers sa théorie de l’« écologie de l’action », « dès qu’un individu entreprend une action, quelle qu’elle soit, celle-ci commence à échapper à ses intentions. Cette action entre dans un univers d’interactions et c’est finalement l’environnement qui s’en saisit dans un sens qui peut devenir contraire à l’intention initiale ».

Dès lors, l’intelligence de l’action suppose une intelligence stratégique apte à saisir les opportunités, identifier les signaux faibles ou encore à relier des indices à la manière d’un Sherlock Holmes. De plus, tonique et soucieuse de comprendre ce qui se passe, la pensée poursuit son effort de complexification afin de lutter contre les erreurs et les illusions durant l’action.

Laurent Bibard, philosophe : Maîtriser la complexité par la simplicité (Xerfi canal, 2019).

En définitive, la pensée complexe offre un triple éclairage à l’action : elle l’éclaire sur ses possibilités (en luttant contre l’erreur et l’illusion), sa nature (un pari éthique et politique) ainsi que sur ses modalités (la stratégie et la pensée durant l’action).

Une fausse bonne excuse

Ceci étant dit, la pensée complexe aura toujours ses ennemis : les sots, les « solutionnistes » et les paniqués (pour n’en citer que quelques-uns).

Le philosophe français Edgar Morin, penseur de la complexité. Fronteiras do Pensamento, CC BY-SA

« La paresse de l’esprit », selon la formule d’Edgar Morin, est mise à mal par cette pensée vivante, qui implique un effort important pour comprendre au mieux les problèmes qui lui sont adressés.

Aussitôt que la complexité se présente, le paresseux s’en va à la recherche de quelques certitudes simples et simplificatrices pour ne surtout pas trop penser. Plus encore, et c’est en cela que ce paresseux est un sot, il méprise les valeurs cognitives que sont la connaissance, la vérité, l’honnêteté et la modestie intellectuelle.

Par ailleurs, les solutionnistes, qui préfèrent les solutions rapides à la compréhension lente des problèmes, se trouvent bien déçus par le programme que nous proposons.

Comme l’énonçait l’écrivain Robert Musil : « Quand on veut être actif, on n’a plus le droit d’être affamé ni de rêvasser : il faut manger des biftecks, et se remuer ». Mais ne soyons pas dupes, ces gens ne s’épuisent pas à cause de l’effort mais de leurs gesticulations liées à leur incapacité à se tenir assis suffisamment longtemps dans ce face-à-face avec un réel insignifiant et parfois absurde.

Et puis, les paniqués. À la différence du peureux, le paniqué n’a pas le courage nécessaire pour parier et dépasser sa peur ; il s’enferme dans la peur et n’en sort pas. On le reconnaît assez bien dans ces mots Musil :

« Quand on peut faire tout ce qu’on veut, on a bientôt fait de ne plus savoir quoi désirer […]. Il faut que l’homme se sente d’abord limité dans ses possibilités, ses sentiments et ses projets par toutes sortes de préjugés, de traditions, d’entraves et de bornes, comme un fou par la camisole de force, pour que ce qu’il réalise puisse avoir valeur, durée et maturité… »

Il reste alors les courageux prêts à jouer leur peau, à assumer la portée éthique et politique de leur décision. Ils aiment la connaissance, se soucient de la vérité, luttent contre l’erreur et l’illusion.

L’incertitude, le doute et l’incomplétude de leur savoir ne les empêchent pas d’agir car ils savent que le pari est nécessaire. Toutefois, ils ne se reposent jamais, conscients de leur fragilité. Ils se savent sujets à la bêtise comme à l’intelligence alors ils consentent à beaucoup d’efforts pour bien penser avant d’agir et à encore plus d’effort pour bien penser pendant l’action.

Modestes, fragiles, certes ; mais vivants, toniques et amoureux de la vie donc de la connaissance et de la vérité à son sujet. Ils répéteront alors comme le philosophe Raymond Aron :

« Je crois que tout est toujours en question, tout est toujours à sauver, que rien n’est définitivement acquis, et qu’il n’y aura jamais de repos sur la Terre pour les Hommes de bonne volonté. »

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,900 academics and researchers from 4,948 institutions.

Register now