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La France s’américanise-t-elle dans ses modes de désobéissance civile ?

A Béziers, le 19 janvier 2019. Pascal Guyot/AFP

Chaque pays produit un répertoire protestataire qui lui est propre et qui est légitimé par son histoire. La société civile et les instances de contrôle développent un modus vivendi qui détermine les moyens de protestation acceptables ou tolérables, et les formes d’expression qui les feront vivre ou réprimer. Aux États-Unis, la pétition, la marche et l’émeute sont les modes tolérés ; en France, les cahiers de doléances, la manifestation et la grève jouent ce rôle, traditionnellement.

Il fallait s’y attendre : avec la mondialisation et la numérisation transfrontière, les modes de désobéissance civile aussi subissent une forme d’américanisation, designée par les médias sociaux (tous d’inspiration et d’implantation américaine). En France, le pays libéral qui a le plus longtemps résisté au déclin du mouvement ouvrier, avec des syndicats résilients, l’émergence d’un répertoire protestataire hybride annonce de grands changements post-industriels de la militance, augmentée par le numérique.

Sont à prendre en compte alors les acteurs (les gilets jaunes, les CRS…), leurs cibles (les ministères, les préfectures, les voitures…), les échelles de gouvernance (les mairies, les territoires péri-urbains…), les stratégies (« Actes », blocages de ronds-points, manifestations éclatées dans et hors Paris…) et les justifications (injustice sociale, ras-le-bol fiscal, écologie, guerre des prix et non des salaires…).

Contre les pressions privatisantes, l’échelle des territoires

Aux États-Unis, la société civile peut s’impliquer dans des formes de participation contestataires, progressistes ou conservatrices. Elle se réclame alors de la « désobéissance civile », une idée proposée par Henry David Thoreau dans son essai du même nom (1849).

Portrait d’Henry David Thoreau. Benjamin D. Maxham/Wikimedia

Elle relève d’un refus public de se soumettre à une loi jugée inique. Ce refus se manifeste en « actes » à teneur pacifique pour refuser toute coopération, même violente, avec un pouvoir contesté. Elle tend à questionner ouvertement les pressions privatisantes du système politique néo-libéral, visant à faire porter aux individus la responsabilité de services d’intérêt public et à réduire toute solidarité entre acteurs de plus en plus vulnérables.

En France, la mise sous pression de la société civile pour payer la taxe sur les carburants et contribuer ainsi à la transition climatique a été vécue comme une pression privatisante inacceptable et a mis le pays en état de désobéissance civile : il ne s’agit pas de renverser l’État mais de demander aux élus de résoudre les problèmes publics des acteurs devenus invisibles et inaudibles. D’où l’usage symbolique des gilets de haute visibilité imposés par la sécurité routière.

Aux États-Unis, les mouvements sociaux se caractérisent par des interactions enchevêtrées entre les différentes échelles de territoire et de gouvernance (État fédéral, États fédérés, municipalités). En France, ce sont les maillons des territoires péri-urbains et ruraux qui se sont révélés au reste d’une France de centre-ville. Le choix de Bourges comme capitale décentrée de l’action conforte cette perspective, de même que le relais pris par les maires pour entendre les doléances, comme élus locaux plus à même d’empathie et de proximité.

L’enjeu est bien de rétablir de la proximité pour mobiliser. Il s’agit donc de particulariser le débat national pour l’adapter aux situations locales et faire sentir aux citoyens désenchantés qu’ils sont concernés. Singulariser l’espace local passe par les ronds-points, qui établissent une identité partagée entre différents secteurs de la population pour une meilleure mobilisation. Celle des gilets jaunes a révélé la présence et la loquacité des femmes tout comme des minorités (Bretons, Antillais…). Proximité, solidarité, réciprocité et convivialité deviennent les mots d’ordre de l’action sur le terrain et font surgir une économie relationnelle bien en prise avec le réel.

À l’heure d’Internet, les municipalités résistent un peu mieux que d’autres territoires aux pressions privatisantes de l’économie mondialisée. Les élus locaux sont sans doute les moins dépassés par la situation, même s’ils reçoivent leurs ordres du pouvoir central : ils peuvent choisir des priorités qui peuvent correspondre aux besoins actuels de la population (d’où la grogne à propos des réductions de vitesse à 80km/h en pleine campagne).

Les représentations qu’en donne la presse sont trop divorcées des pratiques sociales de terrain qui opèrent des corrections lubrifiantes face à la brutalité des injonctions contradictoires (plus d’impôts sur les carburants pour décarbonner). C’est à leur échelon que se regroupent les espoirs de démocratie participative directe et la réclamation de référendums d’initiative citoyenne.

Médias de masse versus médias sociaux : une relation oppositionnelle

Aux États-Unis, l’enchevêtrement des échelles se combine à celui des différents types de médias. Les médias de masse nationaux sont perçus comme inféodés aux élites, prisonniers de scripts contraignants (le scoop, le live, les duos d’experts en contradiction…) et incapables de rendre compte des réalités inédites du terrain et des personnes invisibles. Les mouvements sociaux utilisent tout un répertoire de stratégies qui oscille entre rejet des médias dominants, gestion de la représentation médiatique et production de messages militants formatés par les médias sociaux pour amplification par les médias de masse.

En France, les gilets jaunes ont adopté une stratégie similaire : colère sur la couverture longtemps focalisée sur les Champs Élysée, le seul rond-point non représentatif du mouvement (situé en centre-ville de la ville du centre !), méfiance à l’égard de la télévision en priorité, refus d’interviews, usage des live sur Facebook, en s’assurant qu’ils seront largement repris par les médias de masse.

Éric Drouet emploie ainsi une stratégie en ligne semblable aux cibistes de la première heure, s’appuyant sur les médias sociaux comme tiers-secteur audiovisuel et alternatif local, voire mobile (à bord de son camion !). Priscilla Ludosky passe par Facebook pour sa pétition « pour une baisse des prix du carburant à la pompe » lancée en mai 2018. Maxime Nicolle gère un groupe « Fly Rider Infos blocage » pour mobiliser sur un référendum d’initiative citoyenne.

Éric Drouet à Paris, le 19 janvier 2018. Zakari Abdelkafi/AFP

Les médias sociaux sont utilisés pour territorialiser le débat au niveau de la municipalité. Ce sont eux qui décrivent les incidences législatives sur le local, et dénoncent les cas scandaleux. Ils opèrent une adaptation des questions de société au micro-espace de la petite ville – ce que les médias de masse nationaux ne font plus, eux qui sortent peu des sentiers battus et se focalisent sur les quelques faits violents spectaculaires, réduisant à néant le projet de protestation pacifique de la désobéissance civile majoritaire. Par contraste, les happenings sur les médias sociaux ont interrompu le flux mass médiatique, par la suspension ou le détournement : « Actes » en série, faux rendez-vous, obligation de couverture sur des lieux stratégiques pour la cause, les ronds-points.

Les forces au pouvoir semblent avoir sous-estimé la capacité des réseaux sociaux à créer un espace public dématérialisé dans lequel peuvent s’accomplir des pratiques politiques. Les médias sociaux ont un effet structurant sur l’espace et sur la contestation locale et ils montrent à quel point le pouvoir central est déconnecté de sa base. La stratégie médiatique dominante a consisté en la dénonciation d’une érosion de l’empathie, qui a mis le grand public de leur côté.

Des stratégies de militance du type « do it yourself » et du « hack »

Aux États-Unis, les mécanismes lubrifiants de la désobéissance civile combinent débrouillardise et entraide en petit comité, souvent basée sur une maîtrise de la technologie sous la forme du « do it yourself » (DIY). Sa version numérique a émergé à la fin des années 60 avec Stewart Brand et la publication du Whole Earth Catalog pour soutenir le mouvement écologique des communautés agraires (avant de devenir le WELL, le plus ancien site Internet en existence et pionnier de la cyber contre-culture).

Portrait de Stewart Brand. Steve Jurvetson/Wikimedia, CC BY

C’est une expérience de l’individu dans une relation très contrôlée aux médias sociaux et aux réseaux réels, pour que le groupe puisse se mobiliser. La désobéissance civile autorise le citoyen à sortir de sa sphère privée pour interagir avec les pressions privatisantes du pouvoir, au-delà du simple système politique de la démocratie dite représentative.

En France, cela se traduit moins par des figures individuelles (pirates, casseurs…) que par des figures plus collectives comme l’association « gilets jaunes le mouvement ». Le mouvement ne vise pas la nomination de leaders, seulement de porte-parole. Maxime Nicolle, l’un d’entre eux, insiste sur le fait qu’il n’y a « pas de chef, pas de leader ». Il ajoute :

« Nous sommes juste des gilets jaunes, aucun d’entre nous n’a d’affiliation politique, ni d’ego surdimensionné. On fera en sorte que rien ne s’arrête, on ne lâchera rien. Tant qu’il n’y aura pas eu un référendum d’initiative populaire. »

Aux États-Unis, les mouvements de protestation de la base (grassroots) tendent à se donner des projets très étroits, voire limités, pour parvenir à une certaine réussite. Cela leur permet d’apparaître comme moins dangereux car ils ne se présentent pas contre l’idéologie dominante. Ils tendent à se focaliser sur certains intérêts locaux, et s’ils créent un réseau, il tend à se manifester de manière rhizomique, c’est-à-dire réapparaissant ci et là et non en continuité sur tout le territoire national. L’efficacité de cette stratégie du rhizome s’est confirmée avec l’avènement de la Nouvelle Droite qui a porté Trump au pouvoir, mais aussi, réciproquement, avec l’avènement de toute une génération de jeunes démocrates pour s’opposer à Trump.

En France, le projet des gilets jaunes a été très étroit au départ (contre le prix des carburants) et non idéologique, refusant toute récupération par les partis. Il s’est construit en miroir réciproque de la stratégie d’Emmanuel Macron pour son élection. Au hack du pouvoir par Macron, qui n’est pas passé par les corps intermédiaires (partis, syndicats, associations…), répond le hack de la société civile, bien obligée de se représenter elle-même face à la faiblesse de ses représentants.

Un autre cadrage

De nouveaux mouvements se dessinent, dont le positionnement idéologique n’est pas toujours clair, caractérisés par un « ethos » participatif et une réelle incivilité à l’égard de la hiérarchie et du centralisme. Ils résistent aux sirènes de la liberté du marché et formulent un constat sans retour sur le corporatisme libéral, son manque d’authenticité et de solidarité malgré des dehors « cool ».

Ils reflètent une tendance de fond du XXIe siècle, qui ne voit plus de viabilité aux conflits gauche-droite, homme-femme mais au mouvement peuple contre étatisme de corporation, sans pour autant se réclamer du marxisme ou du lepénisme. Cela tend à créer une culture « oppositionnelle », avec des stratégies de « détournement » potentiellement très créatives pour éviter la compromission. Les stratégies peuvent relever du « en ligne » (cyberpétitions, cagnottes virtuelles) et du « hors ligne » (occupation de ronds-points, happenings). En France, ils avaient déjà été préfigurés par le mouvement Nuit debout sur les places publiques.

Nuit debout, place de la République à Paris, en avril 2016. Olivier Ortelpa/Wikimedia, CC BY

Dans tous ces cas, il s’agit de proposer un autre cadrage, littéralement de reconfigurer les figures et les clichés banalisés par les médias. Il s’agit aussi de reconvertir les consommateurs en citoyens, qui demandent un certain contrôle sur leur environnement. Ces groupes se méfient de la droite mais plus encore de la gauche classique, qu’ils jugent comme faisant partie du problème pour avoir embrassé de bonnes causes (les minorités, les femmes, l’environnement…) mais les avoir trahies en cédant aux pressions privatisantes du marché.

Ils révèlent un certain idéalisme, se faisant en fait une très grande idée de la démarche participative, comme méthode de décélération et de simplification par rapport aux injonctions de la mondialisation. Ils tendent à une forme de participation par « initiative », par mini référendum, comme acte de résistance et de protestation entre deux zones, celle de la législation démodée des politiques publiques issues du XXe siècle et celle non-existante des politiques publiques à venir, en lien à l’écologie et la justice sociale (ne pas faire supporter la transition écologique aux plus pauvres).

Engager le débat : risques de capture et d’essoufflement

Le débat public qui s’annonce va tester les limites de la mobilisation et de la désobéissance civile. Une des limites internes, c’est l’auto-sélection des participants, qui souvent ne représentent qu’eux-mêmes et donc des intérêts plutôt personnels que sociaux au sens strict. Une des limites externes, c’est le recours aux maires et élus locaux pour aller au contact et faire les médiateurs entre les gilets jaunes et les représentants politiques de l’échelon national.

La présence physique des élus tend à augmenter la participation ; elle révèle que les individus souhaitent réellement leur parler et que, pour eux, la participation est une façon de se rapprocher de la représentation, pas une substitution de celle-ci. Mais cette interaction et cette médiation ne viennent au secours de la démocratie que si les projets mobilisent et les valeurs incitent à la citoyenneté.

Les expériences de ce type qui ont eu lieu aux États-Unis (et dans certains pays nordiques) pointent deux autres limites :

  • L’intérêt de la population dans la prise de décision politique ne se produit pas dans l’intégralité : ce sont les initiateurs des projets qui s’investissent le plus et le plus longtemps ;

  • Ce type d’action ne permet pas à la masse de contrôler ses élites trop longtemps : déjà Emmanuel Macron pose un programme de consultation bouclé d’avance qui cadre très étroitement l’interaction avec la base et les suites à donner. L’idée de co-régulation ne cesse de buter contre la souveraineté étatique, et les décideurs ont du mal à imaginer une logique de décision décentralisée, participative, émanant de la base. Leur tendance consiste donc à définir étroitement les rôles des différentes parties prenantes, sur des tâches spécifiques listées comme lignes d’action prioritaire (les 5 thèmes évoqués par Emmanuel Macron dans sa lettre aux Français du 14 janvier).

Pour les gilets jaunes, il va s’agir de ne pas être acculés au seul rôle de lanceurs d’alerte mais de gérer leurs apports dans le débat contradictoire et dans le suivi et la reddition des comptes. Le risque d’être embarqués dans un processus qui les dépasse est réel, et pourrait ne pas répondre aux attentes de leur base. Il faut suivre de près leurs tentatives de pérennisation.

Ainsi Hayk Shahinyan, un des fondateurs du mouvement, veut présenter une liste aux municipales et participer aux élections européennes. La pérennisation peut répondre aux attentes d’un équilibre multipartite et d’une fluidification de la prise de décision dans les échelles de territoires (du local au fédéral européen). Elle tend à pointer l’avenir de la militance augmentée par le numérique, tantôt en adhésion, tantôt en opposition et tantôt en négociation avec le pouvoir étatique.

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