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« La Maladie de Sachs » : 20 ans après, quel diagnostic ?

Albert Dupontel en médecin généraliste, dans l'adaptation cinématographique du livre, par Michel Deville, en 1999. rdwa.net

Best-seller sorti en 1998, écoulé à plus de 300 000 exemplaires, publié dans 12 pays, « La maladie de Sachs » est LE « docu-roman » de référence sur le médecin libéral et son quotidien. Ce curieux objet littéraire qui, tout au long de ses 650 pages, donne à voir, par petites touches délicatement posées, le quotidien d’un médecin de campagne, digne et humain, écoutant toujours, consolant parfois et surtout tentant de soigner inlassablement des dizaines d’individus, vus comme autant de reflets de notre condition humaine. Mais en 20 ans, le paysage socio-médical a bien changé… Et les hommes ? Lesquels déjà ? Les patients ou les soignants ? Les deux, bien sûr. Car au-delà des indéniables qualités littéraires et de témoignages quasi ethnographiques que nous apportent ces pages, pourquoi le (re)lire aujourd’hui, en pleine crise de la Santé ?

Une « hétérobiographie »

Ni tout à fait un roman, ni tout à fait un documentaire, ambitionnant – sûrement – d’être les deux à la fois et qui donc parvient, en mêlant intimement ces deux buts initiaux à aller bien au-delà. En usant de procédés techniques originaux, l’auteur nous fait entrer dans l’intimité de cette relation si particulière et si secrète qu’est celle du « couple » médecin généraliste – patient, nous donnant à voir, de la manière la plus « réelle » possible, ce qui fait à la fois le quotidien et l’essence d’un praticien de province, tant dans sa dimension humaniste que dans le terrible isolement auquel son exercice semble le contraindre voire l’enfermer.

Pour nous approcher au plus près de ce « bon » docteur, l’auteur a, en effet, fait ce choix audacieux et surprenant, d’user d’une narration à la deuxième personne du singulier, induisant une proximité, une intimité, d’abord déconcertante pour le lecteur, mais vite acceptée par celui-ci, en raison de sa grande efficacité. De même, la majorité des écrits est produite à partir des tiers – patients, amis et autres relations – qui nous livrent un moment de vie, une anecdote, une rencontre, une visite… dessinant en creux, le portrait mais aussi – et peut-être même davantage – la vie du praticien.

En identifiant chaque narrateur en tête de chapitre et en employant un tutoiement systématique, on assiste à l’esquisse, chaque fois plus précise, du portrait du Dr Sachs, qui, à la manière d’un tableau impressionniste, ne se contente pas d’énumérer des traits individuels intrinsèques de l’extérieur, mais se concentre sur les interactions qu’il entretient avec son réseau relationnel, personnel comme professionnel. Ce livre se présente donc comme un témoignage édifiant, à la fois précieux et réaliste, de la vie d’un médecin généraliste de province. Du reste, sur le site personnel de l’auteur, l’ouvrage est clairement présenté comme un « document sur l’état de la médecine en France aujourd’hui ». Évidemment, c’est loin d’être aussi simple… Si les procédés littéraires sont habiles, la « re-composition » du réel – à l’instar des auteurs du mouvement du Réalisme ou plus clairement encore ceux du Nouveau Roman, relève peut-être plus de l’« effet de réel » que d’une véritable objectivité…

Pour une médecine à visage humain

Qu’importe ! Car le livre de Winckler, c’est aussi – et surtout ! – un livre militant, une certaine vision de la médecine libérale, l’exposé d’une vocation, d’un artisanat médical au sens le plus noble du terme, celui qui se construit individuellement, en prenant son temps et surtout, en écoutant l’autre, ses demandes explicites comme implicites, ses inquiétudes, ses angoisses et ses colères aussi. Toutes ces émotions, si profondément humaines, dont le patient ne sait pas toujours quoi faire, alors il les déverse chez son généraliste, comme il l’aurait fait, il n’y a pas si longtemps, chez son confesseur, ou comme d’autres – souvent plus urbains ou plus aisés – le font chez leur psy.

Et c’est là où le lecteur, immanquablement, sourit. Oui, les anecdotes sont tellement nombreuses et tellement « vraies » que chacun peut s’y retrouver, identifier sa mère, ses enfants, son grand-père… Mais, tout aussi immanquablement, le réalisme rattrape : dans la réalité « vraie », la situation est rarement celle-ci : le médecin généraliste se fait, proportionnellement, rare), son « prestige » n’est plus le même) et les déserts médicaux s’étendent largement en province, mais aussi en ville) et nombre de médecins refusent des nouveaux patients, laissant une part croissante de la population sans médecin référent. Trop peu nombreux, overbookés, on imagine mal comment un médecin pourrait accorder le temps d’écoute nécessaire à la création d’un véritable lien humain, tel que le Dr Sachs s’emploie à nous le démontrer, par l’exemple, au fil des pages… C’était déjà vrai il y a 20 ans. Et ça l’est, comme nous le savons tous, d’autant plus vrai aujourd’hui, une forte accélération ayant eu lieu ces dernières années.

Mais alors qui est véritablement le Dr Sachs ? Un « héros du quotidien » – mais quelle place y a-t-il de nos jours pour un héros solitaire dans un monde qui se vit et se pense en réseau ? Un « authentique » médecin, qui souffre réellement des maladies de ses patients ou plutôt de son impuissance à les guérir et seulement de les soigner, mesurant ainsi la distance toujours trop grande entre la Théorie et la pratique, matérialisée d’un côté par la « prestigieuse » Faculté de Médecine où officient les « mandarins » et de l’autre par ces multiples témoignages individuels qui forment la réalité de terrain ? Ou encore, un médecin idéalisé – par ses patients mais aussi par lui-même – qui serait toujours disponible, toujours à l’écoute et totalement dévoué aux autres, tel un Saint des temps modernes ? Mais quel être humain pourrait supporter cela « […] les médecins boivent, se droguent, dépriment, fument, baisent mal, flambent aux courses ou au casino, frappent leurs proches, délaissent leurs enfants, et quand ils n’en peuvent plus de leur vie de con qui sait mieux que les autres quelles horreurs la vie a en stock, ils se tuent. »

La nostalgie n’est plus ce qu’elle était…

Alors pourquoi est-il si important de le (re)lire, précisément aujourd’hui, cette docu-fiction littéraire ? Et bien justement parce qu’aujourd’hui, le Dr Sachs semble bien réellement être devenu un rêve, une idée absolue issue de l’inconscient collectif et retranscrit sous la plume experte du Dr Zaffran (véritable nom de l’auteur). C’est donc – au mieux – une espèce menacée, en quasi voie de disparition, si l’on suit la logique de reconfiguration du paysage socio-médical promise à l’horizon 2022, que nous observons au cours de ces pages, un peu aussi comme une plongée anthropologique… de seulement deux décennies ! Le monde a donc si vite changé ? Techniquement, oui. Mais humainement ? Car cette lecture édifiante nous questionne directement sur notre rapport au monde de la Santé et à ses bouleversements actuels et futurs. De multiples questions fusent de toutes parts.

Doit-on se laisser gagner par la nostalgie toute romantique et naturelle que nous procure ce « héros », ce docteur patient, compréhensif et dévoué que l’on souhaiterait tous avoir comme médecin de famille ? Doit-on espérer que double idéal d’efficience – ce subtil équilibre entre efficacité économique et médicale – et d’équité, promis par les nouvelles collaborations médicales qui se construisent à la fois entre praticiens en ville mais aussi entre la ville et l’hôpital, gouverne davantage ce « bien commun » qu’est la Santé ? Ou encore, devrait-on judicieusement profiter de cette fine analyse de la réalité humaine quotidienne, pour en extraire ce « supplément d’âme » qui font de cette médecine de proximité une humanité que nulle organisation administrative, quelle que soit sa gouvernance, ne saurait concevoir seule, c’est-à-dire sans l’apport et l’appui du terrain composés de ces milliers de relations interpersonnelles ? Comme tout ouvrage de qualité, le texte de Winckler apporte plus de questions qu’il n’en résout…

Cette année, à la fin du 1er trimestre, Martin Winckler a publié « L’École des soignantes ». Avec un changement littéraire majeur : cette fois-ci, plus de volonté de « réalisme réel » directement affichée, car désormais, pour nous parler de cette relation soignant-soigné qui lui est si chère, l’auteur a eu recours à un genre particulier : l’utopie. Mais si concevoir un écrit fictionnel, est devenu la seule manière, de nos jours, pour un médecin, de parler d’humanité dans le monde médical, alors le constat d’échec de notre société vis-à-vis de ses malades et de leurs soignants est bien amer…

Alors, pour échapper à cette nostalgie, (re)plongeons-nous avec espoir dans cette œuvre si particulière, foisonnante, riche – drôle parfois ! – et surtout si profondément humaine, en imaginant, pour quelques heures seulement, que le progrès, comme le pensent encore certains fâcheux, c’était mieux avant…

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