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Robert Lewandowski, l'attaquant malheureux du Bayern de Munich après la défaite de son équipe contre le Real Madrid. Christof Stache/AFP

La parabole de Lewandovski, ou le monde fantastique de l’évaluation

L’évaluation de tout, de tous, tout le temps, est une passion contemporaine. Naguère parée de toutes les vertus, elle est aujourd’hui dénoncée comme abusive et contre-productive, qu’elle concerne l’éducation, la recherche ou le management notamment. L’évaluation de chacun par les réseaux sociaux a également fait l’objet d’un épisode de la célèbre série Black Mirror, qui dénonce les risques de dérive des nouvelles technologies.

Le premier épisode de la troisième saison de Black Mirror dépeint les dérives de l’évaluation permanente.

L’absurdité qui advient lorsque la passion de l’évaluation s’exacerbe est bien illustrée par une anecdote récente, qui prend également racine dans un loisir populaire – le football, et qui a valeur de parabole : l’évaluation de la prestation de l’attaquant vedette du Bayern de Munich.

Quand l’évaluation dérape

À l’issue du match de demi-finale de la Ligue des Champions qui avait opposé le Real Madrid au Bayern de Munich, le 1er mai dernier, le site spécialisé Foot Mercato a attribué des notes aux joueurs des deux équipes, pratique habituelle dans les médias sportifs. L’attaquant vedette du Bayern, Lewandovski, est gratifié d’une note médiocre, assortie d’un commentaire sévère

« Lewandovski (3,5) : […] il n’a pas su s’en sortir face à la paire Ramos-Varane qui a su réduire son activité à merveille […]. Absent des débats en seconde période, où il n’a jamais su être mis en bonne position par ses partenaires. »

L’évaluation de la prestation de Lewandovski n’est pas seulement un résumé de ce qu’a fait ou n’a pas fait le joueur. Elle dessine une causalité et attribue explicitement une responsabilité. Lewandovski, en effet, « n’a pas su s’en sortir ». C’est ce petit mot de « su » qui attribue la responsabilité au joueur lui-même. Certes, les adversaires (les défenseurs) ont eu leur part, qui est exprimée d’une manière parfaitement symétrique

« la paire Ramos-Varane [qui] a su réduire son activité à merveille. »

Les uns savent et font, l’autre ne sait pas et ne fait pas. Ou, plus exactement, on constate que les uns ont fait (Ramos et Varane), donc on déduit qu’ils ont su ; on constate que l’autre n’a pas fait (Lewandovski), donc on déduit qu’il n’a pas su. Un lien est établi entre le comportement observé et une cause supposée, formulée en termes de capacité (savoir faire quelque chose). C’est une causalité très vague, mais l’important n’est pas tant la spécification de la cause que sa localisation : la cause réside dans le(s) joueur(s).

L’évaluation aurait été toute différente si le journaliste avait écrit, par exemple, que les conditions météorologiques n’avaient pas permis à Lewandovski d’exprimer son talent face à la défense.

Rien de bien étonnant jusque-là. C’est la phrase suivante qui est stupéfiante

« […] il n’a jamais su être mis en bonne position par ses partenaires. »

Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Envisageons la proposition inverse : « savoir être mis en bonne position par ses partenaires ». À quelles actions, à quels comportements, à quelles compétences, à quelles capacités cela peut-il être rattaché ? Comment peut-on savoir être le sujet passif d’une action d’autrui ? Comment peut-on être passivement actif ou activement passif ? Pauvre Lewandovsky ! Quel pouvoir fantastique veut-on le voir exercer ?

La description est distordue par l’évaluation

Bien entendu, le journaliste a certainement en tête un enjeu fondamental dans les sports collectifs : travailler à mettre en position favorable le joueur qui est le mieux équipé (techniquement ou physiquement) pour conclure les actions (ici, marquer un but). Alternativement, ce joueur peut travailler à se mettre en position pour que ses partenaires le servent. Dans les faits, c’est souvent une action conjointe qui produit la bonne position. Mais la phrase n’exprime pas cette réalité interactive, parce qu’elle a pour objectif d’évaluer Lewandovski et non de décrire le jeu tel qu’il a eu lieu. Cet objectif d’évaluation individuelle distord la description de la réalité jusqu’à l’absurde.

Il y a de la passion derrière cette évaluation : passion du football, passion pour les stars du football, mais aussi passion de l’évaluation pour elle-même. Car, s’il est certainement normal de commenter et de juger les performances des joueurs, pourquoi leur mettre une note, sinon par goût de la note, plaisir du pouvoir ressenti dans l’opération de notation et plaisir procuré aux lecteurs avides d’évaluation ? Ce qui pose une autre question : que gagne-t-on à mettre des notes aux individus dans des systèmes dynamiques et complexes ?

L’illusion du super-évaluateur

Il est clair que le Bayern a perdu et que Lewandovski n’a pas eu la présence souhaitée. Suite à ce constat, l’entraîneur et le joueur pourront chercher des raisons et prendre des décisions. Mais, pour cela, nul besoin de note. La note, au contraire, conduit à simplifier les causes à l’excès, parce qu’elle resserre les imputations de causalités, les simplifie, les distord. Noter les joueurs, c’est se priver de comprendre ce qui se passe entre les joueurs, c’est-à-dire l’équipe, l’interaction, le jeu…

C’est ainsi que la passion de l’évaluation et la fascination de la note dessinent, dans le football comme ailleurs, un monde de superhéros dotés de super-pouvoirs : les évaluateurs qui, par leurs outils de mesure et de notation, se croient capables de tout comprendre. Les évalués à qui sont attribuées ou déniées, dans le brouillard des causalités fabriquées, les capacités fantastiques qu’on leur voudrait voir exercer.

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