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La précarité économique, frein à l’émancipation des femmes par l’entrepreneuriat

Les majorité de femmes entrepreneurs dépendent encore sur revenus de leurs conjoints pour vivre. Wayhome studio / Shutterstock

Indéniablement, la quête de l’émancipation des femmes, que les historiens font démarrer à la fin du XVIIIe siècle, a été un des événements du XXe siècle, en France mais aussi dans tous les États dits développés. En 1918, les « suffragettes » britanniques profitent de la place qu’elles ont dû occuper dans la vie civile pour obtenir le droit de vote. En France, ce droit ne sera octroyé aux femmes qu’une guerre plus tard, en 1945. Il aura fallu attendre 1965 et la loi du 13 juillet pour que la capacité juridique des femmes mariées soit reconnue et qu’elles puissent disposer d’un simple compte bancaire en leur nom propre.

Cette autorisation d’émancipation de la femme sur un plan sociétal s’est accompagnée d’une émancipation sur le plan économique tout aussi lente. Une émancipation qui pourrait d’ailleurs ralentir à l’avenir, si les doutes des collectifs féministes concernant la mise en place d’une situation pénalisante pour les femmes dans le projet de réforme des retraites venaient à se confirmer.

Certes, la femme contribue à l’économie de la famille depuis de nombreux siècles mais son accès à des métiers considérés comme prestigieux n’a été que très récemment gagné. Concernant, l’égalité des salaires à travail égal, l’actualité témoigne du combat qui reste encore à mener et de nombreuses recherches attestent de la difficulté des femmes à briser le « plafond de verre » pour atteindre des postes de direction…

Le plafond de verre, état des lieux (José de Sousa, ancien directeur du RITM, laboratoire d’économie-gestion de l’Université Paris-Sud, dans l’émission « Fenêtres ouvertes sur la gestion », 2019).

Aujourd’hui toutefois, pour les femmes qui ne parviennent pas à s’émanciper dans le monde du salariat, l’entrepreneuriat offre des solutions : la mère de famille peut concilier sa vie familiale et sa vie professionnelle ; la femme qui perd son emploi peut en recréer un nouveau ; la femme salariée qui sent sa carrière stagner peut réaliser son potentiel… Pour autant, et ce, au-delà des plaidoyers pour la création/reprise d’entreprises par des femmes, seules 27,2 % des femmes sont inscrites comme dirigeantes aux greffes.

Les femmes entrepreneurs gagnent moins

Selon une étude réalisée par l’entreprise, « Bouge ta boîte », en collaboration avec la chaire Femmes et renouveau économique (FERE) durant la période septembre–octobre 2019 à l’occasion de son tour de France de l’entrepreneuriat féminin, la volonté de créer sa propre entreprise est avant tout motivée par une forme d’émancipation. En effet, sur les 504 femmes entrepreneures interrogées, 60 % des répondantes affirment vouloir avant tout « être libres ».

À quoi renvoie cette liberté ? Surtout à la capacité de mieux concilier les temps de vie, en particulier le temps personnel et le temps professionnel (47 % des réponses). L’émancipation perçue et déclarée passerait donc surtout par l’affranchissement des conditions de travail proposées par un système, celui des entreprises qui proposent un temps et un lieu de travail fixe, ou parfois ne proposent même plus de travail.

Extrait de l’étude « Tour de France de l’entrepreneuriat féminin ». Bouge ta boîte (Chaire FERE, 2019)

Pour autant, la promesse d’émancipation est-elle viable pour le moment ? Sur un plan économique, les résultats d’études qualitatives menées sur l’entrepreneuriat féminin nous permettent d’en douter…

Une femme entrepreneure témoigne ainsi dans l’étude :

« Je ne peux décemment pas témoigner et encourager des jeunes à entreprendre dans le domaine de l’artisanat d’art. Moi, c’est un choix de maturité mais je ne gagne que 400 – 500 euros par mois, même avec mon statut de meilleure ouvrière de France… »

Une autre, en larmes, décrit les difficultés de cette précarité économique :

« J’en ai assez de cette vie de précarité. Mon mari commence à me rappeler qu’on a le crédit de la maison à rembourser et que ce serait bien que je gagne des sous. »

Peu de chiffres sont communiqués en France au sujet des revenus réels des entrepreneurs et des entrepreneures. Tout au mieux sait-on que les femmes entrepreneurs gagneraient un tiers de moins que leurs homologues masculins.

Pas encore affranchies financièrement…

Dans l’étude « Bouge ta boîte », 85,3 % de ces femmes déclarent vivre en couple. Une grande majorité n’a donc donc pas à assumer seule la charge d’une famille ou d’elles-mêmes. Pour autant, 44 % de ces femmes déclarent que leur entreprise dégage un revenu mensuel supérieur à 1 500 euros et 38 % d’entre elles estiment que leur entreprise a un revenu mensuel inférieur à 1 000 euros.

Pire, seuls 4,5 % des répondantes déclarent se verser un salaire mensuel ! Il est vrai que dans 45,8 % des cas, les activités ont été créées sans aucune mise de départ. Ces constats sont généralisables à l’ensemble des territoires avec des résultats légèrement meilleurs dans les régions Auvergne Rhône-Alpes et Ile-de-France. Dans ce contexte, ces femmes dépendent, entre autres, des revenus de leur conjoint pour vivre.

Or, sans émancipation économique, c’est l’émancipation tout court de la femme qui pourrait être remis en question… « L’argent ne fait pas le bonheur » dit l’adage, mais comment concilier émancipation entrepreneuriale sans émancipation financière pour la femme « non liée », qualificatif emprunté à la sociologue Nathalie Heinich pour désigner la femme qui s’est affranchie de la dépendance financière, morale et physique de son père, de son mari ou de son amant qui l’ont longtemps entretenue ?

Trois pistes pour une émancipation économique

Alors, comment concilier les deux ? Pour répondre à cette question, nous pouvons envisager trois pistes qui répondent à des obédiences idéologiques différentes.

La première piste est l’émancipation de la femme grâce au marché et à une présélection des femmes entrepreneurs en fonction de leur projet et de leur potentiel économique. Les projets ne seraient alors soutenus que s’ils sont générateurs de revenus économiques pour la femme entrepreneur. Soutenir une telle logique reviendrait à orienter la promotion de l’entrepreneuriat comme source d’émancipation aux femmes qui, certes, expriment un désir d’émancipation, mais qui ont des projets ambitieux, avec du capital investi et une bonne préparation entrepreneuriale, quitte à laisser de côté les petits projets portés par les autres femmes.

La seconde solution revient à penser l’émancipation de la femme entrepreneur par la société. Si on considère que la femme doit pouvoir rester indépendante, en particulier de son conjoint, et que toute femme a droit à l’émancipation, la société pourrait prendre à sa charge cette émancipation. Tout comme l’éducation nationale pense l’accompagnement et la croissance de l’enfant pour qu’il s’intègre dans la société, la société pourrait tout autant penser l’émancipation de la femme pour qu’elle puisse apprendre à prendre sa place dans le monde entrepreneurial. Pour autant, à l’heure où les soutiens apportés par l’Aide à la création d’entreprise (ACRE) sont discutés, voires amendés pour les auto-entrepreneurs, cette situation est-elle vraiment possible ?

L’ACRE menacée par un décret ! (La Fédération des auto-entrepreneurs, septembre 2019).

Enfin, dernière piste, penser l’émancipation de la femme entrepreneur… en la laissant penser elle-même son émancipation et les conditions de son émancipation… Cela passe par une renégociation du lien qui la lie à son conjoint et à sa famille. Dans le cadre du couple dans une logique entrepreneuriale, il peut s’agir d’un partage de tâches domestiques mais aussi d’un soutien moral, affectif dans tel ou tel contexte. Notons que cette émancipation ne peut toutefois être permise que si le conjoint, masculin, est lui-même ouvert à la négociation…

Au moment où le monde politique français entame une réflexion sur l’émancipation des femmes, il est donc bon de repenser ces trois directions qui ne reposent pas sur les mêmes idéologies, ni sur les mêmes principes. L’émancipation des femmes reste en effet un choix de société. Espérons que les femmes citoyennes, désormais plus présentes dans le monde politique, pourront peser dans ce choix.

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